C’est un bijou d’intelligence que ce Contre-enquête qui se joue actuellement aux Abbesses. Entre Camus et Daoud, Nicolas Stemann s’avance sur le territoire si délicat des relations de la France et de l’Algérie.
« Contre-enquêtes », le pluriel du titre de Nicolas Stemann définit le principe à l’œuvre dans la pièce : dédoubler les points de vue. Mettre face à face, ou dos à dos selon les moments, deux œuvres. C’est-à-dire, deux esprits de leurs temps. Ici, la France d’hier, l’Algérie d’aujourd’hui. D’abord, L’Etranger. Le chef-d’œuvre français par excellence du XXe siècle. Avec humour, les acteurs placent le livre sur un piédestal, littéralement, qui se hausse tout au long de la pièce, jusqu’à s’effondrer. Puis, c’est Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, roman écrit il y a quelques années, en réponse au premier, et qui permit à son auteur de s’affirmer comme l’un des grands noms de la littérature algérienne. Or, lui reste toujours au sol, jusqu’à servir de balayette, ou de faux pistolet. La symbolique est évidente, mais la pièce de Stemann est beaucoup plus fine que ça. Ainsi, nous accueillent sur grand écran en fond de scène, les mots de Camus, leur sobriété acérée, projetés sur grand écran, qui nous mettent dans l’atmosphère de la confrontation qui se prépare. Mounir Margoum est le premier acteur à se présenter. Il nous parle de son frère, « l’Arabe » tué par l’Etranger, qui « n’avait même pas de prénom », et qui est son frère. Reprenant ainsi l’intrigue du roman de Daoud, Mounir Margoum excelle dans un registre tragicomique, alternant la légèreté grinçante, et une douce amertume. Il raconte, sans cacher son admiration pour Camus, ce que dit ce texte pour un Algérien, comme lui, comme Daoud ; le récit d’un Français qui tue « un arabe » et qui n’est pas condamné pour cela. Le premier meurtre d’une série qui se poursuivra pendant la guerre d’Indépendance. Et toujours, cet oubli du prénom du mort, « l’Arabe », que notre acteur ne peut accepter. Ainsi, deviendra-t-il Moussa, « Moïse » en arabe, et lui, le frère de Moussa. Ce pourrait être un monologue, un instant classique de théâtre, mais voilà qu’à peu près au tiers de la pièce, Mounir Margoum cède la place à Thierry Raynaud. Qui de sa haute silhouette, vient reprendre le récit du frère de « l’Arabe », écrit par Daoud. « Moussa, c’est mon frère », déclame-t-il en se tapant contre la poitrine, jusqu’à une grandiloquence très drôle. Nous voilà donc avec deux frères de la victime, et aucun criminel…Car lorsque Mounir Margoum revient sur scène, le jeu entre les deux acteurs se révèle fascinant. Ils s’évitent, se mesurent, s’insultent, s’affrontent, se pourchassent, s’assassinent, se réconcilient. En comédiens de très grande maîtrise, ils changent de registre avec une aisance confondante. Stemann élabore un théâtre réflexif qui, s’il s’inscrit dans la tradition critique et néo-brechtienne, s’offre aussi des incursions dans le très contemporain « théâtre du réel », en laissant les acteurs raconter leurs histoires personnelles. Mais tout est lié au point névralgique de la pièce, qui peu à peu, est plongée dans une lumière rouge : l’histoire de la France et de l’Algérie. Les guerres d’hier, la difficile réconciliation d’aujourd’hui. L’une des plus belles scènes voit les deux acteurs ébaucher une danse sur scène. Unique moment pathétique dans cette pièce si sobre, qui permet au spectateur de prendre conscience de l’importance de ce qui se joue sous ses yeux. De ces « contre-enquêtes » qui sont autant d’appels à l’intelligence, pour saisir qui fut réellement cet « Arabe » assassiné un jour de plein soleil, à 14h, sur la plage d’Alger.
Contre-enquêtes d’après Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud, mise en scène Nicolas Stemann, Théâtre des Abbesses, jusqu’au 12 février. Plus d’infos ICI.