Yevgenia Belorusets est écrivain et photographe, et vit entre Kiev et Berlin. Elle a quarante-deux ans, et est aussi la co-fondatrice du magazine de littérature et d’art ukrainien « Prostory ». Elle a beaucoup travaillé sur son pays, l’Ukraine, et notamment sur le conflit du Donbass, au cours duquel elle a interviewé un certain nombre d’habitants de la région, pour écrire Lucky Breaks, collection de récits, de destins absurdes ou tragiques. Depuis le début de la guerre, elle tient ce Journal en allemand de Kiev, qu’elle a accepté de nous transmettre afin de nous faire vivre son quotidien et celui des habitants demeurés dans la capitale assiégée. Nous le traduirons et le publierons au fur et à mesure de ce qu’elle nous envoie, et de ce qu’elle a déjà publié.
Samedi 5 mars : « Une grande beauté »
10ème jour de guerre. J’ai appris à couvrir mes fenêtres avec de fines couvertures qui ne laissent filtrer qu’une lumière faible et tamisée. Je me souviens du premier matin de la guerre. Tout était comme d’habitude, je me suis réveillée un peu tard, vers neuf heures, et j’ai été surprise de voir un nombre important de messages ou d’appels d’amis ou de connaissances sur mon téléphone : « S’il te plaît, rappelle-nous ! » Toujours le même message. La catastrophe a besoin d’être annoncée, la nouvelle partagée, inscrite dans un vaste récit. Communiquer la nouvelle de la guerre peut aussi être un moyen d’en sortir : l’espoir étant qu’une fois qu’elle sera partout dite et signalée, l’un de ceux qui ont reçu cette nouvelle mette fin à la catastrophe.
Notre ciel est encore ouvert aux avions militaires et aux bombes. Nos villes, avec hommes, femmes, enfants, maisons et musées, sont encore accessibles à l’artillerie. J’ai lu ce matin qu’à Bila Tserkva, une des plus jolies villes des environs de Kiev, vingt maisons résidentielles avaient été détruites par une attaque aérienne. Bila Tserkva signifie « Eglise blanche ». Le nombre de victimes est encore à préciser. Par chance, une évacuation a pu être organisée à temps.
Un ami de Saporischschja m’a appelé, il est dans le Sud-est de l’Ukraine, et m’a annoncé, très excitée, qu’enfin l’aide humanitaire, les vivres et les médicaments, pourra être acheminée jusqu’à Marioupol. Et son voisin a entendu de source sûre que cette guerre se terminerait à la mi-mars. Je me suis retenue de rire.
Je me souviens d’une dame élégante que j’ai vue plus tôt aujourd’hui. Elle portait un long manteau noir avec de la fourrure, de hautes bottes et un chapeau, et faisait la queue devant une pharmacie. Dans cette même queue, patientait aussi ma mère, depuis cinq heures. L’air était froid, ma mère piétinait pour se réchauffer. A un moment, je l’ai rejoint, et nous avons décidé d’aller faire une petite promenade. Les personnes qui faisaient la queue, ma mère et moi comprises, n’avaient pas l’air particulièrement privilégiées. Des gens qui travaillaient, mais habillés de manière assez décontractée. La femme en fourrure semblait donc à part. Ses yeux étaient remplis d’inquiétude, mais elle me fit l’effet d’un phare dans la nuit : le souvenir du Kiev passé. Et je suis sûre que les autres, dans la queue, ont ressenti la même chose.
( Devant ma maison, je rencontrai Kirill, il appartient au monde de la nuit de Kiev, et m’a dit, « il est devenu très difficile de croire les gens. Puisqu’il est désormais possible de bombarder une population et de se persuader que l’on fait ça au nom de la justice. » Photo Yevgenia Belorusets. )
Au retour, j’ai rencontré un jeune homme devant ma maison, et ai discuté avec lui. Il s’appelait Kirill, et appartenait à la scène clubbeuse et nocturne de Kiev, qui s’est ces dernières années incroyablement développée. Aujourd’hui, il accomplit quotidiennement un incroyable périple, de la rive est du Dniepr jusqu’à la rive ouest, afin de travailler dans la cuisine d’un restaurant pour préparer des repas à destination de ceux cachés dans les abris et ceux qui se battent dans la Défense Territoriale de Kiev. Lorsque son travail lui laisse un peu de temps, il s’intéresse à l’art, la musique, et le chamanisme. Notre conversation était assez étrange. « Il est devenu très difficile de croire les gens » dit-il. « Puisqu’il est désormais possible de bombarder une population, et de se persuader que l’on fait ça au nom de la justice. » Il me fixa : « êtes-vous journaliste, allez-vous écrire sur moi ? » Je lui ai répondu que je raconterais peut-être notre rencontre dans ce Journal. « Alors, je voudrais dire », il paraissait soudain très habité, « que tout ce qui a lieu aujourd’hui est d’une très grande beauté. Et je ne me cacherais pas. Prenez une photo de moi si vous voulez ».
J’ai dû sembler un peu sidérée, parce qu’il a commencé à expliquer ce qu’il venait de dire : « Les gens agissent mieux qu’ils ne l’ont jamais fait actuellement, et notre pays, enfin… », il perdit le fil de sa pensée, « tout change, même sur le plan international ». Sa bonne humeur se heurta à mon amertume. Je commençai à rire.
Le soir même, lorsque je suis rentrée chez moi, j’ai appris que les vivres et les médicaments n’étaient finalement pas parvenus à Marioupol. Le couloir humanitaire a été fermé à cause des constants bombardements sur la ville. Deux personnes de notre cercle d’amis, un artiste et une professeure d’art, qui vivent à Marioupol, ne sont plus joignables depuis quatre jours. Les nouvelles par les chaînes de Telegram arrivant de Marioupol sont de plus en plus rares.
J’ai appris, par un ami proche, que le village d’Horynka, au bord de la forêt de Pushcha, près de Kiev, a été presque détruit. Le nombre de victimes est encore inconnu, l’oncle de mon ami se cache dans une cave. Nous cherchons des voies d’évacuation pour lui.
Cela m’est difficile, de finir ce texte. La guerre durera, mais la peur de l’agresseur- le respect qui perdure envers lui – doit enfin cesser. Je reçois des lettres d’amis d’Allemagne, qui m’écrivent « Sauve-toi ! Poutine ne supporte aucune défaite ! Il a la réputation de détruire tout sur son passage. » Je me demande ce qu’ils entendent par là. Comment a-t-il pu acquérir une telle réputation ? Qu’est-ce que cela veut dire, qu’il n’accepte pas de perdre ? Qu’est-ce que cela signifie pour le monde entier ?
Vendredi 4 mars: « Follow me on Instagram »
Cette nuit j’ai lu que la centrale nucléaire de la ville de Energodar a été bombardée. Je dormais par bribes. Des employés ont été blessés et ne pouvaient être évacués pendant des heures. Ils se vidaient de leur sang. Les pompiers essuyaient des tirs, ils ne pouvaient évacuer les victimes, trois employés moururent. Les autres blessés furent évacués le lendemain. La centrale nucléaire de Tchernobyl est occupée. Les employés ne peuvent pas rentrer chez eux depuis dix jours. Il est très dangereux de rester dans cette aire si longtemps. Les nouvelles étaient insupportables, je me suis rendormie.
Le lendemain, je me suis réveillée de bonne humeur, sentant que cette journée ensoleillée était prometteuse. Je voulais sortir plus tôt qu’hier dans la rue, pour voir ce qui se passait dans la ville. Il ne me restait que peu de la mélancolie d’hier. Alors, je découvris la raison de ce changement : je ne croyais plus à la guerre. Ce n’était tout simplement pas possible. Quel pays voisin pourrait réduire une ville en cendres au XXIe siècle ? Les envahisseurs n’ont aucun plan politique, ils n’ont pas la force d’établir durablement leur pouvoir. On ne peut pas occuper ce pays, c’est irréaliste. Cette guerre est un cauchemar, le fantasme d’un dictateur.
Je voulais aller voir si le petit commerce près de chez nous avait encore du pain. Depuis le troisième jour de la guerre, je n’en trouve plus. La boutique était pleine de monde. Avec surprise, j’y ai vu des militaires internationaux, ils ne parlaient qu’anglais, et cherchaient de l’aide pour la traduction. Il ne s’agissait en réalité pas de soldats, mais d’accompagnants d’une photographe de guerre. Elle faisait ses courses, je l’ai aidé à choisir une lessive. Le petit groupe respirait l’enthousiasme, l’humour, et l’inspiration. Mon humeur s’assombrit tout d’un coup : l’un des accompagnants m’a dit fièrement, savez-vous de qui il s’agit ? Une des meilleures photographes du monde. Elle ria, et dit, mais non, arrêtez, j’ai honte. Elle a dit son nom, je l’ai oublié, j’ai ces derniers temps du mal à me concentrer. Alors, elle m’a dit, « you can follow me on Instagram ! ». Le groupe a acheté beaucoup de lessive, presque tout ce qu’il y avait dans la boutique. En les quittant, je leur ai dit que j’étais contente qu’ils soient là. Mais tout d’un coup, j’ai compris que ce n’était pas bon signe qu’une photographe de guerre aussi connue vienne ici.
Dans une rue à côté, j’ai découvert qu’une boulangerie autrefois très chère, était ouverte. Et, miracle, il y avait du très bon pain blanc, et j’ai pu prendre un café. Ma première tasse de café dans un café. Les hommes et les femmes étaient debout, buvaient du cappuccino et discutaient, pour savoir s’il devait rester dans la ville ou pas. Un homme un peu plus âgé, qui avait l’air d’un professeur de géographie, ne quitterait la ville que s’il était contraint à rester jour et nuit dans un abri. Les autres essayaient de le convaincre que ça ne sera jamais le cas : Kiev était une ville sainte, la ville ne le permettrait jamais. Après cette conversation, je retournai dans la rue vide, avec l’intention de faire une photo, mais dès que je sortis mon appareil, une voiture s’est arrêtée à côté de moi : quatre hommes armés en sortirent, demandèrent mon portable, fouillèrent mon sac, et me demandèrent pour qui je travaillais. Ça a duré quelques minutes, puis ils s’excusèrent, ils avaient l’air nerveux et fatigués. L’un d’eux m’a dit, je comprends, c’est votre travail, mais s’il vous plaît, ne faites pas de photos. Vous voyez bien ce qu’ils font ! Il désignait les agresseurs, ils tirent sur les immeubles, ils prennent tout comme cible. C’est inimaginable, mais c’est comme ça, il y a déjà 840 enfants blessés. Mes photos ne font de mal à personne, je me disais. En outre, notre ville est déjà complètement photographiée. Mais je dois être encore prudente. Je réfléchissais sur ce chiffre : 840 enfants blessés. Notre ciel doit être protégé. Dans les informations, le chiffre a été répété, mais il est difficile à comprendre. Je suis sûre que le monde ne pourra plus longtemps rester spectateur, car moi non plus je ne peux plus voir ça. N’ayez pas peur de ce criminel, il agit sans logique. Si vous êtes capables de protéger notre ciel, beaucoup seront sauvés.
( « Lorsque j’ai sorti mon appareil photo pour prendre une rue vide, une voiture s’est arrêtée à ma hauteur, quatre hommes armés en sont sortis. Ils ont fouillé mon sac, pris mon téléphone, et m’ont demandé pour qui je travaillais. Puis, ils se sont excusés, tous les quatre semblaient nerveux et fatigués. » Photo : Yevgenia Belorusets)
A la maison, j’ai appris qu’une de mes amies cherchait son ami qui vivait avec sa femme et ses deux enfants à Marioupol, et dont elle était sans nouvelles depuis trois jours. Son dernier message était : « si tu connais quelqu’un des médias occidentaux, raconte-leur, nous sommes presque sans eau, sans nourriture, sans médicament, et bientôt sans électricité. On détruit notre ville. Sartana, un village, est en permanence sous le feu de leurs tirs. Je ne sais pas s’il en reste quoi que ce soit. Il y a beaucoup de victimes. »
Je sais que Marioupol est dans le noir, sans électricité.
840. Ce n’est plus une guerre, c’est un assassinat de masses, de gens sans défense. L’armée ukrainienne nous protège, mais les tanks russes et les soldats tirent sur des hommes, femmes, enfants, paisibles, et sur des appartements habités. Il est temps de ne plus avoir peur, et de fermer l’espace aérien.
En Russie, tous les médias libres ont été fermés ou censurés, ne reste que le journal de l’opposition, Republik, qui essaie de survivre, malgré la censure. Un titre dit : « nous essayons de rétablir l’Empire soviétique, mais il y a peu de chance que nous y parvenions ». Ainsi, certains opposants pensent qu’il y a des chances, même minimes, de rétablir l’empire. En réalité, il n’y a aucune chance.