Avec Tcheckhov 137 évanouissements, Christian Benedetti et le Théâtre-Studio d’Alfortville proposent une intégrale des pièces Tchekhov, espérant retrouver ainsi l’énergie fiévreuse qui a inspiré leur création. Transfuge a pu assister à une répétition.
Un massif piano s’étale au milieu d’une scène trop petite pour lui. À sa droite un canapé, à sa gauche, une longue table rectangulaire dont une partie – comme si elle débordait de la pièce – n’est pas visible. Autour de l’instrument en bois clair, plusieurs acteurs costumés de bric et de broc tournent, s’agitent, cherchant à régler leurs mouvements. Nous sommes au premier acte des Trois sœurs et bientôt deux personnages – Natalia et Verchinine – appelés à bouleverser le destin de Macha, Olga et Irina, feront leur entrée. Il s’agit donc, pour la troupe du Théâtre-Studio d’Alfortville, de trouver un tempo qui non seulement fasse sentir que ces femmes dansent au bord du gouffre mais aussi qu’un monde, en Russie, est en train de disparaître. Christian Benedetti, metteur en scène et acteur, donne des indications : « il faut que ce mouvement ressemble à une Polonaise de Chopin, c’est rapide. Vous savez, quand Chopin fut présenté à Nicolas II, il accéléra le tempo pour qu’on ait l’impression qu’il jouait contraint et forcé devant un assassin. C’est quelque chose comme ça que nous devons trouver. ». Pour Christian Benedetti – qui cite aussi bien Bach et Tchaïkovski qu’Aldo Romano – il est d’autant plus important d’inventer un rythme où la rapidité se conjugue avec le sentiment de la catastrophe que – comme il me le rappellera après la répétition – l’auteur de La Mouette voulait que ses pièces soient jouées aussi vite qu’un vaudeville pour que les idées des personnages se cognent les unes contre les autres. Et que le spectateur, pris de vertige, ressente de l’effroi.
La temporalité de Tchekhov
La répétition se poursuit. Le travail est intense, fiévreux, parfois tendu. Deux jours d’arrêts contraints ont ralenti le travail, et il est difficile de retrouver le bon rythme. De plus la troupe n’a que onze semaines sur les vingt-cinq prévues pour répéter l’intégrale des pièces de Tchekhov. Même si ce temps est extrêmement court, Christian Benedetti et sa troupe, aussi bien par amitié pour le Théâtre de L’Athénée que par volonté de résister à nos temps violents, ont décidé de jouer coûte que coûte, quitte à présenter « un spectacle en l’état ». « Mais ce n’est pas si grave me confie le metteur en scène car ces conditions nous placent à un endroit de fragilité, de violence et de colère qui remet Tchekhov dans un contexte concret. En effet, il est complètement faux de dire que Tchekhov est intemporel ! Son théâtre dit des choses extrêmement précises sur la temporalité. Notamment que nous sommes tous enchaînés. Macha souffre des chaînes du mariage. Elle parle sans cesse d’un cavalier de bronze attaché à un chêne. Son mari passe son temps à sortir sa montre à gousset comme s’il était le maître du temps, comme si le temps lui-même était attaché par les êtres. Tous les personnages de Tchekhov vivent soit dans le passé soit dans l’avenir. Ils ne vivent jamais le présent car il est beaucoup trop difficile de vivre le présent. Tchekhov écrit quelque part : ‘’et le présent est là, terrifiant d’absurdité’’. C’est pourquoi nous passons notre vie à le différer. ».
L’acteur interprétant Touzenbach, un lieutenant allemand russifié, se porte au devant de Verchinine, un commandant de batterie surgi du passé du père des trois sœurs : « les souffrances qu’on observe aujourd’hui, et comme il y en a ! prouvent tout de même que la société a moralement évolué. » Le metteur en scène l’arrête : « qu’est-ce que ton personnage veut dire par là ? Comment toi tu le comprends ? ». L’acteur répond. Et Benedetti de rétorquer : « ah voilà, maintenant je comprends. Mais quand tu disais la réplique, je ne comprenais pas. Il faut absolument qu’on saisisse mieux l’idée défendue par ton personnage. ». Plus tard, dans la pénombre de la salle d’accueil du théâtre – alors que les comédiens enchaînent les clopes dans la rue – Benedetti insiste : « nous, les acteurs, nous ne pouvons jouer que la pensée des rôles, nous devons mettre en évidence la structure des pièces. Un peu comme lorsqu’un agent immobilier fait visiter un appartement témoin : il met en évidence la structure de l’appartement. Après, les gens vont l’habiter, le meubler, le colorier comme ils le désirent. Tchekhov lui-même affirme qu’il ne crée pas des personnages mais des rôles et des structures de pensée. Quelle est la pensée qui meut le personnage d’Irina par exemple ? Eh bien c’est quelqu’un qui se bat pour y croire, qui laboure la mer comme le dit magnifiquement Pessoa. C’est pour cela qu’il est essentiel de dire le texte de Tchekhov à la vitesse dont on parle. » Est-ce pour mieux faire entendre les pensées que sa mise en scène ne s’encombre pas de réalisme pour les costumes ? Que le décor est constitué de meubles trouvés dans la rue ou provenant de spectacles antérieurs ? Et que l’espace est aussi épuré, presque purement indicatif ? « Oui, nous jouons dans un espace allusif. Pasolini le disait très bien : le cinéma est là pour recréer un passé perdu, mais pas le théâtre. Pas la peine de recréer un jardin et une maison de campagne. En plus ce serait anti-écologique ! Non, le théâtre se fait avec rien. Au temps de Shakespeare, on jouait avec des torches en plein jour et le spectateur comprenait que c’était la nuit. Le théâtre n’a besoin que de lui-même : c’est là sa force. ».
Le silence de Tchekhov
Sur la scène, après que Verchinine a répondu à Touzenbach, Macha, habillée tout en noir, en mémoire de son père mort, enlève pour la première fois le chapeau qui jusqu’alors cachait son visage. Auparavant, on ne la voyait pas : on entendait seulement sa voix comme on écouterait un oracle. Benedetti m’expliquera : « dans chaque pièce de Tchekhov, il y a un personnage habillé en noir qui figure Hamlet. Vous vous rappelez les derniers mots de la pièce de Shakespeare ? ‘’Et tout le reste est silence’’. Eh bien Tchekhov pense que le théâtre c’est du silence interrompu par des mots, et non l’inverse. C’est pour ça que, comme vous l’avez vu, nous ménageons constamment de longues pauses dans le texte. Tchekhov était très sensible aux pauses. Par exemple dans le texte de La Mouette, il écrit que Tréplev déchire une lettre pendant deux minutes. Pourquoi noter la durée de cette action aussi précisément ? Qu’est-ce qui se passe quand on suit cette indication ? Je crois qu’il en résulte un sentiment de mal-être, une sorte de dialogue avec la mort. C’est ce dialogue qu’il faut proposer au public. ». Voilà pourquoi la troupe du Théâtre-Studio d’Alfortville monte Tchekhov 137 évanouissements de manière à créer un dialogue constant entre le spectateur et la représentation théâtrale. Les pièces seront montrées comme si nous assistions à une répétition et que nous étions des partenaires de jeu des acteurs. Pendant la représentation les lumières resteront allumées et, très probablement, les comédiens auront les textes à disposition, posés sur des tables. « Il faut que le spectateur se sente interrogé par ces pièces. Tchekhov passe son temps à poser des questions et à nous mettre en difficulté. En effet quand quelqu’un vous pose une question eh bien il faut répondre ! Il n’y a rien de plus dangereux et transgressif qu’une question. ». Quelles sont les questions que selon lui nous pose Tchekhov ? « Ce sont les mêmes dans toutes ses pièces : comment peut-on être à l’heure à un rendez-vous qu’on ne peut que manquer, à savoir sa propre vie ? Comment supporter d’être un orphelin ? Car nous sommes tous orphelins : de nos parents, de nos idées, de nous-mêmes, et nous transportons ce chagrin toute notre vie. Pourquoi, par exemple, sommes-nous orphelins du XXe siècle ? Pourquoi n’arrivons-nous pas à le quitter ? Peut-on guérir de son enfance (c’est le sujet de La Mouette) ? Que laissons-nous quand nous partons ? ».
Retour sur les planches. « Nicolas Lvovitch, ne me parlez pas d’amour. » Mais Touzenbach n’entend rien à la requête d’Irina qui poursuit : « vous dites : la vie est belle. Oui, mais si c’était une erreur ? Pour nous, les trois sœurs, la vie n’a pas encore été belle, elle nous a étouffées comme une mauvaise herbe… Voilà des larmes. C’est bien inutile… Il faut travailler, il faut travailler ! Si nous sommes tristes, si nous voyons la vie en noir c’est parce que nous ignorons le travail. Nous sommes nées de gens qui le méprisaient… ». L’actrice qui joue Irina défend fièrement cette réplique, s’adressant au public les pieds bien plantés sur la scène, la voix tremblante mais ferme. Le moment est émouvant. D’autant plus, peut-être, que ces mots résonnent avec d’autres répliques de personnages de Tchekhov. Je me demande alors quel rôle Leslie Bouchet – l’interprète d’Irina – jouera dans les autres pièces. Et je songe que certainement, pour un spectateur qui aura la chance de voir cette intégrale, les rôles s’entrelaceront et s’enrichiront les uns les autres. Christian Benedetti l’espère aussi : « vous savez les choses se déclinent chez Tchekhov. Daniel Delabesse, celui que vous avez vu interpréter Tchénoutykine, joue aussi Sorine dans La Mouette, Vania dans Oncle Vania, Pichtchik dans La Cerisaie, Chabelski dans Ivanov. Leslie Bouchet joue Sonia dans Vania. Elle joue à la fois des amours d’enfant, des amours d’adolescent et des amours de jeune fille. Dans les pièces de Tchekhov, les rôles sont éminemment singuliers mais ils sont tous fraternels. ».
C’est avec ces frères singuliers que Christian Benedetti et sa troupe nous invitent, avec cette intégrale Tchekhov, à une expérience aussi vertigineuse qu’anoblissante : être, pendant quelques heures, le contemporain de son propre présent.
Tchekhov 137 évanouissements. Scénographie et mise en scène Christian Benedetti. À partir du 9 mars au Théâtre-Studio d’Alfortville.