Yevgenia Belorusets est écrivain et photographe, et vit entre Kiev et Berlin. Elle a quarante-deux ans, et est aussi la co-fondatrice du magazine de littérature et d’art ukrainien « Prostory ». Elle a beaucoup travaillé sur son pays, l’Ukraine, et notamment sur le conflit du Donbass, au cours duquel elle a interviewé un certain nombre d’habitants de la région, pour écrire Lucky Breaks, collection de récits, de destins absurdes ou tragiques. Depuis le début de la guerre, elle tient ce Journal en allemand de Kiev, qu’elle a accepté de nous transmettre afin de nous faire vivre son quotidien et celui des habitants demeurés dans la capitale assiégée.
Dimanche 6 mars : « Il est 15h30 et nous sommes encore en vie ».
Ces derniers jours, il s’avère parfois difficile d’imaginer le lendemain. Le lendemain semble appartenir à une lointaine éternité, comme s’il devait avoir lieu sur une autre planète. Il est fondamentalement inconcevable comme moment inscrit dans le cours du temps, seulement comme une histoire que l’on se raconte.
Je me suis réveillée avec le sentiment que c’était bien de rester à Kiev, de ne pas abandonner la ville. J’ai voulu tout de suite descendre dans la rue, mais je ne pouvais pas, je devais encore m’occuper de beaucoup de choses. C’était pourtant un jour particulier. J’avais pris rendez-vous avec une collègue, Polina Veller, jeune artiste et designer de Kiev, que j’avais récemment rencontrée dans une épicerie.
Polina reste à Kiev avec son mari et sa petite fille qui supporte mal les longs voyages et a besoin d’un foyer. Lorsque la guerre a commencé, Polina a décidé de confectionner, à partir d’attaches de câbles jaunes et bleus, des masques aux couleurs du drapeau ukrainien qui font l’effet d’étranges voiles lorsqu’ils sont portés. Nous avons décidé de nous retrouver dans un endroit entre nos deux appartements, pour jouer à la photo de mode. Nous étions conscientes de l’absurdité de notre action, mais dans la mesure où chaque action est devenue absurde au regard des évènements qui ont lieu. Et nous poursuivions, en dépit de tout.
Un homme s’est approché et m’a dit qu’il avait remarqué que j’orientais le viseur de mon appareil photo vers la rue, « je veux vous avertir », dit-il, « qu’en cette période, vous pouvez recevoir une balle dans la tête pour ça ! ». J’ai répondu, surprise, que je menais un travail journalistique. Alors, a-t-il répondu, « dans ce cas-là, peut-être que ça va ». C’est seulement lorsqu’il est parti, que j’ai compris qu’il m’avait menacée. La tension monte dans la ville, l’appareil photo incarne un œil qui peut être dirigé sur n’importe quoi. La photographie va devenir, encore plus que d’habitude, suspecte.
Les rares passants regardent avec une surprise non dissimulée la manière dont Polina pose devant mon appareil avec son masque.
Je rentrai. Mon petit appareil, que j’aime porter sur moi dans la rue, me faisait l’effet d’un bouclier qui me protégeait de je ne sais quelle suspicion. Je réfléchissais à la force de la photographie, force qui peut nous permettre d’être le témoin de ce qui a lieu, mais qui peut aussi susciter la crainte, au nom même de cette puissance.
Sur le chemin du retour, j’ai croisé beaucoup de jeunes visages. Un groupe de volontaires était occupé à réunir des vivres, qu’ils partageront au cours des prochaines semaines. Difficile de croire qu’il y a deux semaines encore, tout fonctionnait à Kiev, cafés, restaurants, boutiques, supermarchés. Les passants se promenaient dans la rue, parfois sans but, simplement pour se rendre dans des lieux qu’ils connaissaient et qu’ils aimaient.
La singularité de la guerre se révèle dans ces sorties toutes déterminées par un but. On doit avoir quelque chose d’important à faire pour sortir, on doit atteindre ce but, et ensuite revenir chez soi. Et presque tous ces objectifs ont un lien, de près ou de loin, avec des vivres ou des médicaments.
Il s’est passé beaucoup de choses aujourd’hui. Le soir, j’ai appris qu’une de mes amies avait été évacuée de la petite ville d’Irpin, au nord-ouest de Kiev. Sur le chemin, elle a perdu son chien qui, terrorisé par les bombardements, s’est enfui, paniqué. Elle a vu de ses propres yeux des femmes avec des enfants pris pour cibles par des tirs, alors qu’ils tentaient de rejoindre un bus pour évacuer la ville. Puis, s’est écrasé sur le sol, pas très loin du bus, quelque chose de lourd, une bombe sans doute, et tous ceux qui étaient dans le bus ont été éjectés. Mon amie m’a dit, « je veux survivre à cette guerre, pour pouvoir raconter cette évacuation à La Hague. ». Un ami photographe a été évacué aujourd’hui d’Irpin. De manière incompréhensible, on lui a tiré dessus, comme sur d’autres qui tentaient de rejoindre le bus. Il a été touché en haut du bras.
Certains ont été tués au cours de l’évacuation. On parle de six femmes et enfants, mais le chiffre réel des victimes et des blessés demeure inconnu. Un poète, et ami de mes parents, est resté à Irpin avec sa femme. Ils soignent la mère de la femme qui ne peut plus sortir de son lit. Lorsqu’on appelle sa femme, elle commence à crier. Quelques heures plus tard, elle a envoyé ce message : « Il est 15h30 et nous sommes encore en vie. »
À Marioupol, dans le Sud, l’aide humanitaire n’arrive toujours pas. Nous ne savons pas combien de victimes compte désormais la ville. Les gens demeurent là, sans médicaments, vivres, eau, électricité, et chaque jour, on leur tire dessus. Le gouverneur de Hostomel, un petit village non combattant au nord de Kiev, a été assassiné, parce qu’il a continué, malgré le danger, à distribuer du pain et des médicaments à sa communauté. Hostomel est en partie occupée.
Aujourd’hui, Poutine a annoncé de nouvelles attaques dans tout le pays. Il a prévu de bombarder les infrastructures militaires. Elles sont souvent installées à côté de maisons ou lotissements où les gens vivent. Certains soignent leurs proches, qui ne peuvent ou ne veulent pas fuir.
Ces crimes ont lieu sous les yeux du monde. On annonce chaque jour qui sera tué le lendemain, comme dans une prison où tous seraient condamnés à mort. Mais il ne s’agit que de la vision d’un petit dictateur. Nous nous défendons. Nous tentons de nous aider les uns les autres, et de ne pas permettre ces morts insensées.
Mais le monde entier semble assister avec une patience saisissante à ces annonces de crimes. Domine encore la peur du dictateur. Peut-être certains pensent-ils encore que si on ne le provoque ou ne le défie pas, il n’accomplira pas pire que ce qu’il fait. Cette prudence a déjà coûté très cher et chaque minute la rend encore plus chère. Nous sommes tous des victimes, mais nous sommes tous aussi en partie responsables. Nous ne devons plus attendre ! Arrêtez cette violence !