Avec espièglerie, la réalisatrice hongroise signe un magnifique film, L’histoire de ma femme, pour raconter l’effondrement de la Mittle Europa au travers des yeux d’un brave marin incapable de comprendre son épouse. En salles mercredi 16 mars.
Au milieu des années 1920, en pleine mer du Nord, sur le pont de son immense cargo, le capitaine Jakob (Gijs Naber) vomit. Point d’ingestion ou autres maux d’estomac. Selon son cuisinier, il souffrirait moins du ventre que du cœur. Jakob est atteint de « la maladie du marin », à savoir un trop long célibat. En homme pragmatique n’ayant pas de temps pour les sentiments, Jakob doit réagir et se trouver une femme. Descendu à terre, planté devant son plat fumant dans un élégant restaurant, il promet à un ami de passage qu’il ira demander sa main à la première qui poussera la porte de l’établissement pour y rentrer. Par chance, celle-ci se prénomme Liz, elle a le physique de Léa Seydoux et trouve la demande insolite de ce solide gaillard assez folle pour avoir envie d’y répondre et le suivre. Commence la plus grande aventure de ce marin ayant pourtant roulé sa bosse sur les quarante rugissants, ce héros que l’on jurerait sorti d’un roman de Conrad : son mariage avec une inconnue hédoniste, adepte peut-être de l’amour libre, cette mondaine parisienne s’ingéniant à lui résister, se moquant de sa virilité comme de sa fierté, de ses convictions protestantes, de ses croyances en un ordre immuable et logique des choses et du monde. À l’instar de ce que dépeignait dans un style cocasse et rabelaisien le trop méconnu Milan Fust dans son roman paru en 1942, sa compatriote hongroise Ildiko Enyedi décrit à travers le point de vue de Jakob l’effondrement d’un monde, celui de la Mittle Europa où est née et a prospéré Jakob qui en incarne les valeurs.
À première vue, ce nouveau film de la réalisatrice de Corps et âme pourrait sembler ultra-classique : film d’époque de trois heures, reconstitutions avec fastes et costumes, images lisses et sages au service d’une romance contrariée. Il ne faut pas s’y tromper, cette surface sage, c’est celle du monde de Jakob et comme il l’imagine. À coups de détails saugrenus, de gestes déplacés, de changements infimes de colorimétrie, de jeux subtils sur les différences de perspectives, d’un travail savant sur les dissonances, le spectateur voit et entend cette surface peu à peu se fissurer, craqueler, révéler ses failles, ses béances, son illogisme. Au jeu du mystère et de la frivolité, Léa Seydoux s’avère une nouvelle fois extraordinaire. Elle n’a pas besoin de faire grand chose pour nous captiver et nous plonger dans la même perplexité que le pauvre Jakob. Incapable d’interpréter ses menus gestes, ses sourires en coin, ses simagrées par clignements d’yeux, Jakob perd tous ses repères et tombe dans une tempête dépressive où il ne sait plus qui il est ni ce en quoi il croit. Enyedi ne manque pas d’humour quand elle plante son héros maritime hagard devant les eaux d’un étang minable de square. Elle ne manque pas de culot quand elle conduit son récit sur les traces d’une reconquête existentielle de soi pour mieux s’ouvrir au monde et à ses incessants changements. Faussement classique, piégeux, coquin, romanesque, goguenard, L’Histoire de ma femme prend en fin de compte la forme d’un manuel féminin à l’attention des hommes pour en faire de meilleurs amants. Décidément, Enyedi s’avère une des plus originales cinéastes vivantes.
L’Histoire de ma femme d’Ildiko Enyedi avec Léa Seydoux, Gijs Naber, Louis Garrel… Pyramide Films. Sortie le 16 mars.
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