Dinh Q. Lê tisse non du textile mais des photographies. Pour raccommoder les morceaux oubliés de la guerre du Vietnam et du génocide khmer.
Le travail est long, méditatif. Bandelettes par bandelettes, d’anciennes photographies, images de presse ou scènes emblématiques de films hollywoodiens, s’imbriquent, au rythme du tissage. Dessus, dessous. Les morceaux apparaissent, disparaissent. « Le processus est de savoir ce que je veux cacher, mélanger », explique Dinh Q. Lê devant une de ses recompositions, imprégnée d’une couleur orangée. L’atmosphère d’Apocalypse Now s’y superpose à l’une des photographies symboles de la guerre du Vietnam, celle du chef de la police sud-vietnamienne, Nguyen Ngoc Loan, exécutant le Viêt-Cong Bay Lop dans une rue de Saïgon. Plus loin, au Cambodge, nappées de reflets argentés, des vues majestueuses du temple d’Angkor Vat servent d’écrin glorieux à un passé atroce, celui des cellules de torture d’un ancien lycée transformé en prison. Surgissent, fragmentés, des visages de victimes du génocide des Khmers Rouges. Par touche, des flashs évanescents s’extraient d’un sombre puits mémoriel. Ils sont les réminiscences brouillées d’une mémoire collective, mais aussi de l’enfance de l’artiste.
En 1978, Dinh Q. Lê, âgé de dix ans, fuit avec sa famille son village vietnamien situé à la frontière avec le Cambodge pour échapper à l’invasion des Khmers Rouges. Quatre ans plus tôt, le 30 avril 1975, Saïgon tombait dans le grondement des derniers hélicoptères américains qui évacuaient la ville. Dans une courte vidéo en forme de film d’animation, l’artiste fait écho à ses grosses mouches militaires qui chutent brutalement dans le miroir gris de la mer. Autre image symbole de la guerre du Vietnam.
La terre d’asile de l’artiste sera les États-Unis. La Californie et ses soleils couchants couleur bigarade dans lesquels infuse le discours officiel sur la guerre du Vietnam. Mais l’artiste ne s’y reconnaît pas. « Je n’étais pas satisfait des images que je voyais. Uniquement des images de guerre. J’avais le sentiment qu’il y avait un autre récit à insérer. » Il se met alors à collecter avec obsession des photographies vernaculaires en noir et blanc de son pays natal. « J’en ai fait venir plus de 180 kg par cargo ! Elles me rappellent mon enfance, elles sont comme ma famille de remplacement ». Il les découpe, les tisse, les entremêle. Leur effet brouillé ravive une inquiétante atmosphère de napalm. L’épaisseur des strates de sa mémoire intime s’agrège à la grande histoire pour tenter de « comprendre » dit-il. C’est ainsi qu’il a aussi rassemblé une série de dessins réalisés sur le front par des artistes dont il a pris le temps de recueillir les témoignages filmés. Cette œuvre déterminante a déjà eu les honneurs de la Documenta de Cassel en 2012. Plébiscité à travers le monde, Dinh Q. Lê, qui vit aujourd’hui à Hô Chi Minh-Ville, n’a été que peu montré en France. Cette exposition est l’occasion de découvrir une œuvre témoignage poignante, dont le regard singulier rapièce avec brio l’autre mémoire du Vietnam, occultée, perdue dans le traumatisme. En voie de guérison ?
Exposition Dinh Q. Lê, Le fil de la mémoire et autres photographies, jusqu’au 20 novembre 2022, musée du Quai Branly-Jacques Chirac, quaibranly.fr