Avec Je suis la bête et Seul ce qui brûle, présentés en ce moment à la MC93 de Bobigny et au Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis, Julie Delille invente un théâtre affranchi de tout naturalisme et d’une intensité envoûtante.
Elle n’a pour le moment mis en scène que deux spectacles, Je suis la bête d’après le roman d’Anne Sibran et Seul ce qui brûle d’après le roman de Christiane Singer, mais ces premiers essais très inspirés révèlent d’emblée la singularité d’un théâtre où silence et temporalité étirée sont sollicités dans l’exploration éperdue d’une réalité fuyante, peut-être inaccessible, approchée en tout cas avec d’infinies précautions. Ce n’est pas un hasard si Julie Delille a longtemps hésité avant de se lancer dans la direction d’acteurs, alors que son rêve depuis sa plus tendre enfance était de monter des spectacles. Il lui fallait prendre son temps, ce temps qui joue un rôle si important dans ses créations, mais aussi dans leur gestation. « Avant de porter une œuvre à la scène, j’ai besoin de me retrouver seule face à elle pendant une longue période. C’est seulement à partir de cet isolement que quelque chose émerge. Je suis la bêteest né après un assez long silence. J’avais, à vrai dire, totalement renoncé au théâtre. »
Julie Delille a une formation de comédienne. Ses années d’apprentissage au Conservatoire du Mans puis à l’Ecole de la Comédie de Saint-Étienne l’ont étonnamment détournée de son envie de faire de la mise en scène. « Je ne me sentais pas capable de créer moi-même un spectacle. Je construisais beaucoup de choses dans ma tête, mais cela ne se réalisait pas. Il a fallu cette période où j’avais entièrement abandonné la possibilité de remonter sur les planches pour progressivement prendre à la fois de la distance et un nouvel élan. Élan qui s’est concrétisé grâce à ma rencontre avec le roman d’Anne Sibran. »
En lisant Je suis la bête Julie Delille éprouve une sensation si forte qu’elle saute le pas en transposant le livre dans l’espace de la scène. L’histoire de Méline, fillette abandonnée élevée par un enfant sauvage, elle-même à mi-chemin entre l’enfant et l’animal la bouleverse par la façon dont elle donne vie à un monde insaisissable, mystérieux ; un monde aux frontières invisibles figuré dans le roman et au théâtre par la forêt. « Dans le spectacle, j’essaie de confronter le spectateur à une certaine étrangeté, avec tout ce que cela suppose de perturbant. Méline, pour moi, n’est pas seulement une petite fille, elle est une entité mystérieuse qui s’incarne à un moment donné pour témoigner d’une autre dimension du réel inconnaissable dans la vie de tous les jours. »
Tout aussi éloigné du quotidien, Seul ce qui brûle raconte la passion brûlante de Sigismund, seigneur d’Ehrenburg et de sa jeune épouse, Albe. Cet amour extrême tourne à la folle démesure quand Sigismund, soupçonnant Albe d’adultère, la mure dans un silence total, lui impose un rituel macabre et, « geôlier de sa propre plaie », travaille de son côté à se rendre insensible. Malgré ce traitement destructeur, l’amour d’Albe pour Sigismund ne cesse de se renforcer. Après une longue période, la visite d’un seigneur voisin ébloui par la grâce de la jeune femme, mais aussi tétanisé par le silence qui règne entre elle son époux a soudain un effet libérateur. Les questions qu’il pose au couple ouvrent les yeux de Sigismund. Non seulement il prend conscience de la cruauté de son égarement, mais cette révélation induit une métamorphose de tout son être.
L’amour constant et la fermeté d’Albe dans l’épreuve l’avaient déjà conduite en accueillant en elle « les forces de la nature sauvage et vivante » à dépasser sa condition. Tous deux se rejoignent dans ce que Christiane Singer appelle « la solennité de l’instant », point culminant du spectacle, et donnée décisive du théâtre tel que l’envisage Julie Delille. « Les moments exceptionnels de la vie, ceux où l’on a été en contact avec ce qu’il y a de plus vivant en nous et hors de nous, c’est ça la réalité. En comparaison, le quotidien ressemble à une forme de sommeil. Or, l’avantage du théâtre, c’est qu’il peut nous confronter à ces moments-là. En nous les faisant éprouver, il nous offre la possibilité d’appréhender la vie autrement. »
Je suis la bête d’après Anne Sibran, mise en scène Julie Delille du 23 mars au 27 mars à la MC93, Bobigny (93).
Seul ce qui brûle d’après Christiane Singer, mise en scène Julie Delille, du 9 au 27 mars au théâtre Gérard Philipe, Saint-Denis (93).