Où l’on découvre la peinture monumentale, féminine de Cristina BanBan. Et où l’on se rappelle que la grande affaire des bons peintres, c’est le corps. La preuve ici.
La chair est là. Dans toute l’opulence, toute la poussée vitale de sa présence, comme soufflée, pétrie par une main guidée par Rubens. Mais sans ce triomphalisme, cette ostentation de la plénitude qu’elle étale souvent chez le maître de l’épanouissement : la chair est là, chez la jeune Cristina BanBan (1987), la Barcelonaise de New York, mais intime, surprise (encore qu’il n’y ait nulle effraction, nul larcin optique ou vol voyeuriste) dans la quiétude du quotidien, comme si Bonnard avait adopté, pour ses sujets, le ramassement de soi sur soi, cette involution en forme d’enfouissement des portraits assoupis de Lucian Freud. Point de sommeil ici, toutefois, mais l’absorption concentrée d’une inquiétude qui reflue sur les traits, plus exactement, qui vitrifie les yeux, non point exorbités (Cristina BanBan aime le monumental, pas le monstrueux, les proportions massives, pas les distorsions agressives), non pas miroirs de l’âme, mais tains de ces mêmes miroirs tournés vers des remuements intérieurs.
Car la chair est triste – Del Llanto, Melancolía, telles étaient titrées, sans équivoque, les deux dernières expositions de Cristina BanBan – et les ruminations, les atteintes de la nostalgie, les esseulements et les manques de la Covid, tout cela, ces femmes entre elles le ressentent et le conjurent. Mais l’apitoiement qui nous prend n’est pas stérile, et si le recueillement de ses personnages est douloureux, il est d’abord recueillement : examen de soi, investigation intérieure, voilà ce que suggèrent les mines des femmes de Cristina BanBan. Et voilà aussi ce qu’elles suscitent chez le spectateur, à la différence, et de taille, près, que cette conscience n’est pas celle des replis de l’esprit mais du corps. Edmond de Goncourt faisait remarquer qu’« on ne saura qu’en posant pour son buste devant un sculpteur chercheur et consciencieux ce qu’il y a, dans les plans d’un visage, [de richesse et de variété] » : il en va de même face aux toiles de Cristina BanBan, elles nous ouvrent aux mystères bien tangibles de la chair. Ainsi, ces quatre femmes en petite tenue dont les corps semblent pour partie se superposer en transparence, déteindre d’un ton sur un autre, la palette des ocres et des cuivres, avec les opacités des ombres et les éclats des pâleurs délicates, tout cela se confondant et se détachant en même temps : essence de la chair, irréductiblement individuelle (les corps, chez Cristina BanBan, ne sont pas la boursouflure aléatoire d’un magma indifférent : ils existent, singuliers, caractéristiques), et pourtant commune à toutes, ainsi que l’attestent les visages si semblables. À quoi bon d’ailleurs parler d’« essence » ? Ce serait juger littérairement, au sens péjoratif, de ce qui ne l’est pas. Regardez seulement, simplement, les mains (imposantes, sculpturales, elles sont le sceau visuel de Cristina Banban) puis regardez les vôtres : aviez-vous jamais fait ainsi attention aux resserrements, aux bossellements, à ces masses noueuses que vous frottez sans les voir tous les jours ?
Exposition Cristina BanBan, galerie Perrotin, du 19 mars au 28 mai