Avec sa vidéo-performance « Bonheur Entrepreneur » présentée à la Fondation Cartier dans le cadre des Soirées Nomades, l’artiste belge Ariane Loze décortique le monde merveilleux du travail. Elle réitère le 8 avril au Centre Wallonie-Bruxelles avec « Notre Banquet », seul-en-scène participatif qui s’annonce aussi grinçant que jubilatoire.
La caméra fait le point. Sur un grand écran, le visage d’Ariane Loze passe du flou au net. Son regard bleu limpide semble s’accrocher à une intense pensée intérieure tandis que ses mains s’affairent pour arranger son collier, plaquer sa chevelure, disposer les éléments de vaisselle bourgeoise qui servent de décor. Elle se lève, chuchote quelques mots à son caméraman, se demande si l’attitude qu’elle s’apprête à jouer convient, cherche sa montre sans laquelle le personnage qu’elle doit interpréter perdrait tout son sens. De ces gestes rapides et techniques, on entend tout, le froissement des plis de la nappe, le cliquetis des bijoux, le frôlement de ses doigts dans ses cheveux. L’envers du décor passe au premier plan conduisant l’intimité de la mise en scène à s’incarner devant nous. La concentration et la respiration de l’artiste, ses appréhensions et son excitation. A gauche, le batteur fait vibrer ses baguettes pour révéler cette avant-scène singulière. A droite, la penderie ouverte indique que l’artiste revêtira plusieurs tenues. Ariane Loze sera en effet cinq, six ou sept personnages.
En chemisier rouge coquelicot, la patronne ambitieuse s’interroge sur la performativité, l’épanouissement au travail, le nécessaire sacrifice du salarié au nom de l’entreprise. Les éléments de langage s’enchaînent, le jargon entrepreneurial ruisselle. Ariane Loze se démultiplie psychiquement mais aussi scéniquement par le prisme d’un écran qui retransmet derrière elle, concomitamment à son jeu, le film de sa performance. Le décalage entre son personnage et son image est infime mais crucial, symbolisant un subtil dédoublement de la personnalité mais aussi la folie de notre époque, enfermée dans le rouleau compresseur du profit à tout prix. En chemisier marron clair cette fois, les cheveux détachés, elle campe peut-être la directrice des ressources humaines ou la psychologue du travail qui invective sur les bienfaits du team-building. La parole est douce-amère, la critique de la norme grinçante. Un mantra répétitif surgit : la réussite sociale et financière rime avec bonheur. Le ton assuré de l’actrice sait qu’il n’a pas à nous convaincre de cette évidence car nous en sommes les complices soumis et consentants. Le public reste d’ailleurs étonnamment silencieux. Il se sait pris au piège – de ce spectacle, mais surtout de sa vie. Et petit à petit, les phrases manipulatrices d’Ariane Loze infiltrent nos esprits, à l’image de celles qui gangrènent le monde du travail. Tant et si bien que les vanités et les dépressions de notre époque explosent. « Le vrai dirigeant est celui qui observe les autres sans être vu » assène-t-elle. Son œil nous fixe, sûr de notre assentiment. « Le problème ce n’est pas le chef, ce sont les sous-chefs ». La salle étouffe des rires mais le malaise est palpable. La performeuse vient d’atteindre son objectif. Les deux-tiers de la salle se sentent peut-être les convives silencieux de son banquet fictif. Le ton est juste et les maladresses merveilleuses, au diapason de nos doutes et de nos fragilités. Sans concession, avec une douceur venimeuse, Ariane Loze touche au cœur de l’absurdité de nos sociétés.
Ariane Loze, Bonheur Entrepreneur, le 28 mars à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, dans le cadre des Soirées Nomades, et Notre Banquet, le 8 avril au Centre Wallonie-Bruxelles.