La rétrospective que le musée d’Orsay consacre au sculpteur Maillol décrit le cheminement de son esthétique en mettant l’accent sur sa peinture et d’autres aspects méconnus.
Le comte Harry Kessler, le principal mécène d’Aristide Maillol, nous renseigne beaucoup sur cet artiste peu soucieux de documenter son travail. La source fondamentale que constitue le Journal du collectionneur allemand éclaire l’œuvre de l’« artisan autodidacte », originaire de Banyuls-sur-Mer, qui cultivait une image plus catalane que française : « Un paysan en blouse bleue, un chapeau de paille d’ouvrier à large bord sur la tête, est arrivé et nous a salués avec une bonhomie toute champêtre, dans un patois épais », note Kessler en 1904.
Né en 1861, Maillol se forma à Paris dans les années 1880 chez Jean-Léon Gérôme et Alexandre Cabanel. Loin de s’émanciper de leur classicisme académique, comme les artistes avant-gardistes de sa génération, il sut le renouveler en préservant les vertus qui serviraient sa propre recherche, une composition rigoureuse, imitée de l’antique, au dessin net et à la touche précise. Mais la sculpture arrive tard dans la vie de Maillol, au début du XX e siècle ; il a quarante ans. Il tente alors de faire oublier sa première carrière de peintre, pourtant si déterminante, comme s’il n’y voyait plus qu’une phase expérimentale, sinon une vie antérieure.
Le remarquable accrochage d’Ophélie Ferlier-Bouat montre l’importance de la première période de l’artiste ; sa peinture éclaire sa sculpture, et c’est précisément le cheminement de l’une à l’autre que la commissaire de l’exposition, directrice du musée Bourdelle, met en relief avec une éloquente pertinence. On découvre que Maillol s’inscrivait parfaitement parmi les fauves et les nabis, à la fois proche du symbolisme de Puvis de Chavannes et de l’école de Pont-Aven, avant de se frayer sa propre voie : ses toiles rivalisent avec celles d’Émile Bernard, de Paul Gauguin, d’Édouard Vuillard et de Maurice Denis. Comme eux, le jeune Catalan cherche à abolir la perspective linéaire, avec des tons purs et des aplats cernés de noir, tout en simplifiant la composition. Il adhère à la démarche synthétiste, qui se traduit chez lui par une tendance délibérée à la planéité décorative, une singularité d’autant plus surprenante que la sculpture de Maillol est fondée sur l’exaltation des volumes. Il rehausse ses figures avec bonheur en exploitant les innovations impressionnistes : couleurs claires, souveraineté de la lumière. Ce parti pris est flagrant dans Femme à l’ombrelle, un tableau de 1892. Le ciel gris, la mer, le sable et la route y sont traités comme des bandes de tissu, alors que le motif de la robe rose à fleurs et à rubans de la demoiselle proto proustienne, absorbée dans ses pensées, qui se profile sur cet arrière-plan divisé en strates parallèles comme un tableau de Mark Rothko, est conçu à la manière d’une prairie verticale.
La peinture, matrice de l’œuvre sculptural en devenir de Maillol, a débouché sur une phase intermédiaire qui a pour ainsi dire catalysé son esthétique. La découverte du Quattrocento italien, que l’artiste connaissait grâce à la collection Campana, et de la Dame à la licorne, au musée de Cluny, l’amène à s’intéresser aux arts décoratifs, la céramique et la tapisserie, au point qu’il ouvre un atelier de tissage à Banyuls. Dès qu’il se met à la sculpture, ses premières statues (en bois) puis ses bas-reliefs et ses modelages en terre s’inspirent de la statuaire grecque archaïque. C’est pourquoi, en 1904, Kessler fit appel à lui pour illustrer par des gravures les Églogues de Virgile qu’il se proposait de publier dans sa nouvelle entreprise, la Cranach Press, sur le modèle de la Kelmscott Press de William Morris. Peu soucieux de véracité archéologique et aspirant déjà à l’intemporalité, Maillol représenta le milieu paysan dont il était issu.
« Il joint à la vertu d’un classique l’innocence d’un primitif », disait de lui Maurice Denis. L’art joyeux, solaire et lyrique de Maillol s’oppose à la sculpture tourmentée de Rodin, qui privilégie les tensions. Ses figures épanouies et opulentes respirent la santé et structurent l’espace. Henri Laurens, Jean Arp et Henry Moore ont retenu la leçon de leur maître, pour qui la forme, limpide et lisse, a toujours la préséance. Maillol rechigne à donner des titres à ses œuvres, jusqu’à ce que le sujet le rattrape, l’obligeant à les nommer. Et ce sujet, qui fera sa renommée, c’est le corps nu de la femme, et d’abord celui de la sienne, Clotilde Narcis, son premier modèle. Elle lui inspire l’archétype dont il rêve, une femme méditerranéenne, pareille à un fruit mûr (pêche, abricot), ferme, appétissant, qu’on a envie de cueillir pour y mordre à pleines dents. Au contraire de Rodin, comme le souligne Ophélie Ferlier-Bouat, Maillol, génie synthétique, « est dirigé par une aspiration au général et à la simplification, à des principes anatomiques et structurels communs, au détriment du particulier, le corps du modèle ». Cette femme composite, ronde, robuste, bien charpentée, aux hanches étroites, à la taille bien marquée, il l’observe dans l’intimité en extrapolant, à la faveur d’une grande variété de poses : accroupie, assise sur ses talons, se tenant les deux pieds, debout, cambrée, bombant ses seins haut placés avec ostentation ou bien se coiffant, relevant sa chevelure en chignon, elle incarne toujours la plénitude et la fécondité. Dans la nef majestueuse de l’ex-gare d’Orsay, la statue imposante de L’Action enchaînée de 1908, une Junon solidement campée sur ses jambes, à la poitrine offerte, les mains jointes derrière le dos, la tête baissée mais résolue, que l’on peut admirer d’ordinaire dans le jardin du Carrousel, en est l’une des plus admirables expressions.
L’idée domestique de la matrone romaine guide Maillol à mesure qu’il décline une constellation de figures mythiques – Léda, Flore, Pomone, l’Été – comme un virtuose faisant des variations autour d’un même thème. Cette quête de la forme simple, pleine, dense et épurée, réincarnation en mouvement d’une Antiquité allégorique, confine à l’abstraction, comme en témoigne l’idéalisation du torse féminin, « rond comme sont ronds les bourgeons et les bulbes », pour reprendre le mot d’Octave Mirbeau. On se prend à imaginer comment ces sculptures auraient été perçues et jugées à Athènes au siècle de Périclès. Avec Harmonie, sa dernière œuvre, commencée en 1940 et inachevée, pour qui posa son second modèle, Dina Vierny, Maillol atteint le sommet de son apologie plastique de la beauté féminine. La silhouette légèrement déhanchée et sans bras, comme la Vénus de Milo, est l’apothéose de toutes ses recherches formelles ; elle les synthétise tout en renouant avec la Grèce antique.
Il est difficile, quelle que soit son orientation sexuelle, de passer à côté d’une sculpture de Maillol sans avoir envie de caresser ses rondeurs, pommettes, épaules, seins, cuisses ou fesses ; l’artiste lui-même s’y délectait, dit-on, dans son atelier. Si archétypale qu’elle soit, chacune de ses œuvres a gardé, comme une patine, le souvenir de ses modèles de prédilection, Clotilde et Dina, dont il a modelé le corps dans tous les sens.
Aristide Maillol. La quête de l’harmonie. Musée d’Orsay. Jusqu’au 21 août.