Traducteurs et adaptateurs en français de productions américaines, Ludovic Manchette et Christian Niemiec se sont mis en quatre pour nous offrir la belle échappée libre d’une toute jeune adolescente dans l’Amérique seventies des grands espaces et des folles utopies.
Le duo Manchette-Niemiec a-t-il choisi de vivre et d’écrire quelque part sur la Pointe du Raz parce que l’Amérique, ce pays qui les fascine tant, n’est qu’à un vol de mouettes (ou presque) de leur refuge ? Sans doute pas, mais le hasard fait parfois bien les choses. Voici en tout cas un étonnant assemblage d’écrivains à cheval sur le cinéma, comme en leurs temps Boileau et Narcejac ou encore Fruttero et Lucentini. Ludovic Manchette et Christian Niemiec sont traducteurs d’anglo-saxon et adaptateurs en français des dialogues de films et de séries de premier plan. Citons, entre autres, Bronson de Nicolas Winding Refn, Phil Spector de David Mamet, Jane Eyre de Cary Fukunaga, Song to Song de Terrence Malick, Dune de Denis Villeneuve. Côté séries, les deux hommes se sont chargés de Lucifer, Band of Brother : L’Enfer du Pacifique produite par Spielberg, ou encore Boardwalk, Empire produite par Scorsese. Des grands noms attachés aux meilleurs scénarios et dialogues possibles. Une superbe école de formation pour qui rêve de se libérer un jour des glorieux aînés et de tremper à son tour sa plume dans l’encre de la création. Ce qui n’est pas évident lorsque l’un des deux se nomme Manchette. Il y a quelque chose de courageux, voire d’inconscient, de se lancer dans le métier avec un tel patronyme car la place est déjà prise par le légendaire romancier homonyme aux immarcescibles chefs d’œuvre parus dans la Série Noire. Imagine-t-on aujourd’hui un Guillaume Baudelaire se lançant dans la poésie, ou un Vincent Flaubert dans le roman : peu évident et sans doute pas recommandé. Pourtant Ludovic Manchette et son complice assument et finalement s’en portent très bien : les ventes d’Alabama 1963, leur premier roman, s’élèvent à plus de 100 000 exemplaires (dont environ 30 000 format broché). Ce n’est pas un succès, c’est un triomphe. Rappelons que ce roman traitait du sujet (hélas toujours aussi prégnant) du racisme en 1963, cette année charnière si l’on considère le discours sur les droits civiques de John Kennedy, la déségrégation des écoles, la Marche sur Washington et les fameuses envolées lyriques de Martin Luther King, jusqu’à l’assassinat du président à Dallas en novembre de cette même année…
Tout en continuant de peaufiner en Bretagne quantité de traductions de dialogues dans le vent de Hollywood, le duo n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. Les salons, les lectures, les débats, les signatures leur ont fait prendre conscience de leur potentiel d’écrivains populaires (ce qui n’a rien de péjoratif, soi-dit en passant). Alabama 1963 réclamait une suite, dans la même veine, ultra documentée, farcie de références historiques, et surtout plausible, ce qui n’est pas toujours le cas d’auteurs français piqués d’Amérique mais peu soucieux de véracité. La voici : America(s)* ou les tribulations d’une adolescente orpheline de sa meilleure amie, s’échappant de sa ville natale de Philadelphie pour rejoindre sa sœur playmate à Los Angeles. Un road-trip tel qu’en chérit tant l’imaginaire américain aux espaces infinis et aux rencontres diverses et variées. Nous sommes en pleine Seventies, les cheveux des garçons ont rallongé, la musique aussi (délaissant les trois minutes réglementaires pour des envolées lysergiques meublant parfois une face entière d’un 33 Tours comme on nommait alors le vinyle). Stop est le mot à la mode : stop à la guerre du Viêtnam, stop au métro-boulot-dodo. Stop à l’amour monogame à la papa. Stop est aussi le mot sésame pour aller où le vent vous porte : un pouce levé et direction l’inconnu. America, c’est son prénom, n’a pas encore 14 ans mais un culot monstre. La voici embarquée, entre autres specimen, par de joyeux baba cool, des vétérans désabusés, des Indiens attachants, une bande de musiciens emmenés par un certain Bruce Springsteen, la voici « sur la route » confrontée à mille interrogations et mille dangers (le tueur en séries Ted Bundy est à deux doigts d’abréger sa courte existence terrestre). L’arrivée à la Playboy Mansion, le refuge peuplé de lapins blonds, de Hugh Hefner, nous vaut une rencontre haute en couleurs avec Polanski auquel l’ado refile son exemplaire de Tess d’Uberville (ça pourra toujours servir), en présence de l’hôte des lieux recevant nuit et jour en pyjama de soie, comme il se doit. America’s nous fait revivre avec beaucoup de précisions ces années aussi animées qu’allumées, j’ai nommé les années 70 où le paradis terrestre ou ce qui en tenait lieu pouvait à tout moment virer à l’enfer le plus noir. Ce n’est pas le moindre ces attraits de cette époque ambiguë et de ce page-turner au parfum prononcé d’Attrape-cœurs, appelé à connaître le même succès qu’Alabama 1963. Et ensuite ? On the road again, cette fois en direction de l’année 1983 ? C’est tout le mal que nous leur souhaitons.
*Le Cherche-Midi.
America(s), Ludovic Manchette et Christian Niemiec, éditions du Cherche Midi, 18 euros