Tristan Jordis, avec ce Pays des ombres, signe un très beau roman au style flamboyant, un périple sur fond de magie noire.
Cela commence par une grande agitation, par un jaillissement continu de visions : « Tout est saccadé, curieusement compressé. Jusqu’au moindre neurone. Les bus vrombissent, se relâchent et laissent déferler un flot de silhouettes colorées qui s’élancent, sveltes et agiles dans la foule immense pour égrainer un feu de couleurs le long de la route. Des passerelles surplombent par endroits la circulation. Leurs escaliers sont encombrés de grappes dont les grains se meuvent avec lenteur, imprimant leur rythme à la ville qui semble accueillir quelque événement mémorable. » Bienvenue au Sénégal où Tristan est venu revoir Mansour. Les deux hommes se sont connus dans une autre existence, dans un autre pays — pas tant la France d’ailleurs, que cette principauté du crack délimitée par les alentours du métro Stalingrad et la Porte de la Chapelle. Un passé d’addiction et de violence comme un lointain mauvais rêve pour Mansour — quatre années et demie de prison l’ont remis sur le droit chemin du savoir, de la spiritualité et d’un retour au village où il éprouve les joies et les exigences d’une vie agreste. Mais ainsi que le révèle la suite du Pays des ombres, troisième livre de Tristan Jordis, il revient de plus loin encore qu’on ne le croit. Du fond de sa cellule, ne s’était-il pas convaincu que les forces du malheur liguées contre lui avaient pour origine quelque mauvais sort jeté par un marabout ? À Tristan de le retrouver pour lever la malédiction ! L’intéressé prend certes tout d’abord la mission avec détachement : « Partir en Afrique subsaharienne, à la recherche d’un féticheur versé dans la magie noire qu’un ami incarcéré a vu une seule fois il y a environ trente ans et dont il ne se souvient que maintenant, pour affirmer qu’il lui a lancé un maléfice ayant déterminé tout ce qui s’est passé pour lui depuis — drogue, prison, toxicomanie, mort et mystique. T’as raison, c’est pas une mince affaire. » Au fil du jeu de l’Oie occulte dont la première case se situe à Belleville et la dernière dans un coin reculé du Sénégal, en passant par Montfermeil et Dakar, l’émissaire finit toutefois par se confondre avec sa quête, les certitudes vacillent, la frontière se brouille entre l’ici-bas et l’au-delà, Tristan se raccroche au talisman qu’un érudit coranique lui a remis avant son départ : « j’implorais avec une amère dérision Celui dont le nom était inscrit dessus de bien vouloir m’aider ». Et s’il était à la fois le sauveteur et celui qu’il faut sauver ? La sagesse du livre sacré des Musulmans infuse en lui, la figure du Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie des Mourides, ne cesse de grandir à ses yeux, la ville sainte de Touba l’attire par « un chant qui se déplaçait avec le vent et semblait sortir du fond des âges ». Et la prose du roman se fait poème à la dernière page : « Je ne suis ni corps ni esprit/Mon âme est l’Esprit des esprits/Lorsque je profère la dualité je vois le monde Un/Je vois Un, je chante Un, je sais Un, je lis Un. » Simple intuition de lecteur, on parierait qu’un Tristan en cache un autre et que l’auteur se trouve lui aussi en chemin vers l’unité. Réponse au prochain roman.
Le pays des ombres, Tristan Jordis. Stock 504 p., 23 €