Avec Rodeo, Lola Quivoron réussit un de ces brulôts noirs où les protagonistes choisissent de vivre vite et fort, quitte à crever jeune. Marqué par ce film riche en sensations fortes, on a tout de suite voulu en savoir plus en consultant les propos de la réalisatrice dans le dossier de presse. A la suite de cette lecture, impression bizarre d’avoir vu un autre film que celui que Quivoron avait en tête ou imagine avoir réalisé. Dans l’entretien, il n’est question que de transféminisme, de sortie des codes genrés, de désidentification, d’empowerment, d’invention d’une autre subjectivité, d’échapper aux assignations, au sexisme, au patriarcat, bref, tout un prêt-à-penser déroulant mécaniquement et confusément le lexique de la novlangue obligée du moment. Parodie par Groland ? Non, c’est sérieux. On s’interroge : pourquoi donc Lola Quivoron se sent-elle tenue de se draper dans la doxa de l’époque plutôt que d’assumer ce qu’elle filme, à savoir des petits coqs machistes qui roulent les mécaniques (littéralement et métaphoriquement) ? Quivoron aime filmer les milieux testostéronés, les « bad boys », la frime viriliste, ça se voit dans son film, et d’ailleurs, elle le dit elle-même, en contradiction avec son catéchisme déconstructiviste : elle « aime les films de mafia, les films de guerre, les films avec une certaine dose de violence ». Aucune honte à avoir ces goûts-là, ce désir-là de cinéma, mais autant les assumer pleinement. Quand elle filme les mecs, Quivoron ne déconstruit pas la masculinité, au contraire, elle en renforce les signes les plus évidents et les plus virilistes. Quand elle filme son héroïne en revanche, Quivoron coïncide un peu plus avec son discours : Julia est à la fois féminine et masculine, un « garçon manqué » aurait-on dit il y a quelques décennies, qui veut intégrer un milieu masculin, faire partie de la bande. Mais nulle déconstruction ou révolution ici, les filles-garçons, les garçons-filles et l’ambiguité genrée font partie de l’histoire du cinéma (citons Sylvia Scarlett, Certains l’aiment chaud, 40 tueurs, Demy, Almodovar, relisons Skorecki…). Et quand la réalisatrice affirme qu’elle a désexualisé Julia, le film montre tout autre chose : une « femme-mec » potentiellement attirante avec son abondante pilosité, ses grands yeux noirs, sa bouche sensuelle, ses formes girondes et souvent dénudées ou encore sa façon de cracher dans ses mains pour lisser ses cheveux. Quivoron déclare : « Julia, je la vois un peu comme Medusa qui pulvérise celui qui ose regarder ». Mais alors pourquoi faire du cinéma ?! Car le cinéma, ce n’est que ça, du regard, des regards, un processus d’érotisation du monde. Si le regard est interdit, si l’érotisme et la sexualisation sont proscrits, il faut changer de métier, entrer au couvent, ou partir chez les talibans. A ce propos, il y a un autre personnage féminin dans le film, que ne renieraient pas les maîtres actuels de l’Afghanistan : Ophélie, l’épouse du chef des motards, cantonnée volontairement chez elle, élevant son gosse pendant que papa purge sa peine de prison, vivant dans la crainte, la dépendance et la soumission à son homme. Seul moment de liberté qu’Ophélie s’autorise avant de revenir vers sa servitude volontaire : une brève virée en moto avec Julia. Si c’est ça la déconstruction des codes genrés, j’avoue que je ne saisis plus. La vraie question de Rodeo, ce n’est pas le féminisme ou le genre, c’est comment vivre quand l’existence dont on hérite est indigne ? La réponse de Julia et des gars du film réside dans la quête de sensations fortes et le flirt avec la mort.
Raoul Ruiz disait que John Ford était un con, et un immense cinéaste. Je ne crois pas que l’auteur du féminin et splendide Frontière chinoise (Seven women, 1966) était aussi con que ne le pensait le facétieux cinéaste chilien, mais ce que j’entend dans cette assertion, c’est que la qualité d’un cinéaste ne dépend pas de la vertu de ses intentions ou de la sophistication de son discours, ce qu’illustre parfaitement Lola Quivoron. Irrécupérable, libre, ouvert à des lectures multiples voire contradictoires, Rodeo vaut mieux que le discours alambiqué et néoconformiste de son auteure.
Rodéo, Lola Quivoron, avec Julie Ledru, Yanis Lafki, Antonia Buresi, sortie le 7 septembre, Les films du Losange
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