Dans Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? Anouk Grinberg donne vie à des textes d’auteurs bruts. Elle s’explique avec passion sur son intérêt pour cette littérature largement méconnue.
« Il est comme un homme nu parmi des gens vêtus. » Ces mots de Milena Jesenska à propos de Kafka dans une lettre à Max Brod évoquent de façon frappante bien des auteurs sélectionnés par Anouk Grinberg dans Et pourquoi moi je dois parler comme toi ?, recueil rassemblant des écrits bruts (et non bruts), dont les noms largement méconnus – beaucoup sont d’ailleurs anonymes – côtoient ceux de poètes tels Henri Michaux, Emily Dickinson, Robert Walser ou Samuel Beckett. Fruit d’un patient travail de recherche, ce livre révèle un continent de la création littéraire largement marginalisé du fait de l’oubli dans lequel ces hommes et femmes ont été tenus autant de leur vivant qu’après leur mort. En effet si les artistes bruts sont aujourd’hui bien repérés dans le champ des arts plastiques, les écrits poétiques de Samuel Daiber, Charlotte Morin Jégo, Emile Josome Hodinos, Aloïse Corbaz ou Ernst Herbeck pour n’en citer que quelques-uns restent encore à découvrir. Or mieux que de simplement les lire, Anouk Grimberg donne corps et vie à ces textes en transposant des extraits du recueil dans un spectacle mis en scène par Alain Françon qu’elle interprète au théâtre de la Colline accompagnée par le musicien Nicolas Repac.
L’art brut est un domaine qui passionne depuis longtemps la comédienne. « Il y a dans la liberté et la sensibilité de ces artistes une approche en rupture avec l’art conventionnel qui me touche profondément. Dans l’art brut il y a des liens secrets avec l’enfance et l’enfance de l’art qui réjouit les yeux et le cœur. Je suis fascinée par cette tension chez des personnes considérées comme aliénées, enfermées dans des institutions cliniques entre cet enfermement justement et leur éblouissante capacité d’expression. Ce qui m’a plus spécifiquement intéressée avec ces textes, c’est la différence de leur statut par rapport à la sculpture, au dessin ou à la peinture. Un texte, on perçoit ce que cela veut dire, et c’est cette question du sens qui fait que les écrits sont tabous contrairement aux œuvres d’art brut qui sont aujourd’hui très à la mode. »
L’intérêt profond d’Anouk Grinberg pour ces œuvres dont l’étrangeté désarçonne et remet en question ce que l’on croit savoir du langage comme simple moyen de communication l’a amenée à enquêter sur la biographie de ces auteurs ; du moins quand c’était possible. Pour en savoir plus sur Samuel Daiber (1901-1983), par exemple, elle s’est rendue en Suisse où elle a rencontré son vieil oncle. « Samuel Daiber est quelqu’un qui a inventé une langue. Je voulais qu’une personne m’explique ce qu’il avait fait pour se retrouver en institution psychiatrique. L’oncle m’a dit qu’il restait souvent dans sa chambre. » Curieux motif pour justifier un enfermement. Anouk Grinberg lui demande s’il a entendu parler des écrits de son neveu. L’autre avoue n’en rien connaître. Elle lui propose de lire à voix haute un des textes de Daiber. Il le fait, mais avec réticence comme s’il s’agissait d’un document dégoûtant. Un sentiment déplacé quand on connaît l’œuvre de Samuel Daiber qui écrivait notamment dans une de ses lettres : « Je ne parviens pointement à m’exprimer. C’est ce muétisme la pire difficulté. Il faut vous mettre à ma place. Et lire ce que je ne parviens pointement à Ecrire. C’est si importancique ».
Un sentiment malgré tout compréhensible si l’on se place du point de vue d’une société où tout doit être conforme à un ordre établi. « Il y a un lien entre une certaine forme d’idiotie et de clairvoyance, insiste Anouk Grinberg. La société évidemment refuse ce lien. » Dans la préface de Et pourquoi moi je dois parler comme toi ?, elle souligne comment « dans les sociétés primitives, souvent plus spirituelles, on respecte mieux ces gens-là parce qu’ils ont le don de voir et de sentir une autre réalité. Mais dans nos sociétés riches et prétentieuses, ce trop-plein d’antennes est sévèrement puni. Les sans-fard inspirent la honte et le mépris (…) On les mets dans des hôpitaux, on les force à manger des médicaments pour les remettre droit (…) ».
Les premiers à être perturbés par ces individus différents, c’est évidemment les proches, la famille. D’où l’isolement où ces hommes et ces femmes se retrouvent, abandonnés des leurs, coupés du monde. « Il n’y a pas de méchanceté chez eux, mais plutôt un trop-plein d’amour. Certains ont de vrais troubles. Mais la plupart ne savent pas pourquoi ils ont été enfermés. Ils ne cessent de dire : je suis là, j’existe. » Avec ce spectacle, Anouk Grinberg veut faire entendre ces voix étouffées, les « sortir du ghetto pathologique. Parce qu’il y a des textes où tout ce malheur qui les accable se transforme paradoxalement en un geyser de joie, de liberté. Parce qu’il y a beaucoup de lumière chez ces auteurs. Il y a des feux d’artifice. »
Prenant en compte leur qualité littéraire, elle a voulu les confronter ou les frotter à des textes de poètes reconnus qui de ce fait en reçoivent un éclairage inédit. L’une des qualités du spectacle étant précisément de nous rapprocher de cette zone indécise où la langue évoque un matériau en fusion, une région « primitive » que des auteurs comme Kurt Schwitters, Henri Michaux, Tristan Tzara ou encore André Breton et Paul Eluard tentèrent chacun à leur manière d’approcher pour s’y ressourcer. La force d’une image poétique c’est sa fulgurance, le sentiment qu’elle donne d’appréhender une langue à l’état naissant.
La question des rapports entre littérature et folie ne date pas d’hier. Hölderlin, Strindberg, John Clare, Antonin Artaud et même Robert Walser, en savent quelque chose. « À moi, l’histoire d’une de mes folies », clame Rimbaud en ouverture d’Une saison en enfer. « La littérature s’occupe de ce qui ne tourne pas rond, analyse Anouk Grinberg. En composant cette anthologie, j’ai relu beaucoup de poésie pour savoir ce que je pourrais y intégrer. Chez les auteurs reconnus, il y a toujours une ambivalence, une préciosité. Chez les auteurs bruts, il n’y a pas de préciosité, pas de séduction et il y a si peu de narcissisme. Et pourtant ces textes nous communiquent leur vitalité, ils sont contagieux. C’est ce que j’aime dans ce spectacle : on est en territoire inconnu, chacun est déplacé. En même temps on sent des êtres humains qui nous regardent droit les yeux, qui nous parlent de près. »
Et pourquoi moi je dois parler comme toi ?, mise en scène Alain Françon, avec Anouk Grinberg et Nicolas Repac. Théâtre de la Colline, du 22 septembre au 16 octobre.