Au Théâtre des Champs Elysées avait lieu la première de l’Orfeo et Eurydice de Gluck, sous la direction de Thomas Hengelbrock, et la mise en scène de Robert Carsen. Nous y étions.
Certains opéras sont des miroirs de leur époque, des reflets, comme des portraits en creux. Ils en illustrent la sensibilité, les partis-pris esthétiques, parfois même les querelles et les convulsions. Créé à Vienne en 1762, l’Orfeo ed Euridice du compositeur Christoph Willibald Gluck et du librettiste Raniero de Cazalbigi est un opéra bref, confinant à l’épure, et dont le rôle principal était incarné par un des plus célèbres castrats de son temps : l’Italien Guadagni. C’est pour l’œuvre le début d’une série de métamorphoses, puisqu’elle sera révisée lors de sa création à Parme en 1769 puis considérablement augmentée de ballets afin d’être monté à Paris en 1774 (et chantée par un haute-contre, les Français trouvant barbare la tradition des castrats) ; la version en langue française, conçue pour la mezzo Pauline Viardot en 1858, doit autant à Gluck qu’à son « ravaudeur » Hector Berlioz (lui-même épaulé par St-Saëns). Enfin, au XXe siècle, les Allemands transposeront l’œuvre dans leur langue et pour une tessiture de baryton, où brilleront Gabriel Bacquier et Dietrich Fischer Dieskau. Autant dire que l’Orphée de Gluck est presque une œuvre « in progress » que chaque époque a voulu accaparer, pour y plaquer ses propres conceptions esthétiques.
C’est la version d’origine que propose le théâtre des Champs-Élysées. Montée en 2018 avec Jaroussky et Petibon, cette production de Robert Carsen est l’image de sa partition : à l’os, sans fioriture, d’une austérité presque entêtante. Un plateau nu, couvert de sable et de rocailles ; des éclairages sobres, parfois des bougies ; des costumes de villes, sans esbroufe. Tout est là pour mettre en valeur la beauté de la musique et du chant.
On sait que l’inspiration de Robert Carsen oscille entre des spectacles rutilants, chatoyants, (ses Contes d’Hoffmann de la Bastille) et des mises en scène à la Peter Brook, où les œuvres sont arasées de toute girandole. Qu’il soit permis au critique trop gourmand de préférer sa veine coruscante, car cet Orfeo, tout respectueux qu’il est, semble parfois désincarné. La sobriété lorgne vers le jansénisme, et l’ennui affleure trop souvent.
Vient alors la question de la version. Une fois de plus, il est affaire de goût. Le critique gourmand doit à nouveau avouer son mauvais goût et préférer la version la plus bâtarde : celle révisée par Berlioz, qui est un feu d’artifice proche du pastiche, d’une roborative fantaisie, avec ses ballets, ses furies et ses sylphes.
Ici, Orphée est réduit à son expression la plus simple et cette honnêteté musicologique n’empêche pas une certaine frustration. Reste que la direction de Thomas Hengelbrock, à la tête de l’Orchestre Balthasar Neumann, est d’une rigueur et d’un respect sans fard. Passionné par cette musique, le chef allemand dirige avec amour un plateau investi et appliqué.
Dans le rôle principal, le contre-ténor polonais Jakub Jozef Orlinski reprend avec panache la place de son aîné Jarrousky. Il est un Orphée peut-être un brin juvénile, presque enfantin, mais cela accentue la dimension androgyne de son personnage, ce qui n’est pas sans saveur. L’Eurydice de Regula Mühlemann est toute aussi jeune, faisant de nos héros des Paul et Virginie au désert. Quant au personnage de l’Amour, il trouve en Elena Galitskaya une incarnation lumineuse, qui éclaire le plateau par une joie communicative.
Devant tant de bonne volonté, d’engagement, on est presque embarrassé d’avouer que l’on reste sur sa faim, et qu’à l’Orféo imparable et philologique de ses créateurs, on préfère l’Orphée bourgeois et complaisant de leurs héritiers.
Le goût, que voulez-vous…
Orfeo et Eurydice, de Gluck, direction musicale Thomas Hengelbrock, Théâtre des Champs-Elysées, jusqu’au 1er octobre.