La Comédie Française reprend La Vie de Galilée de Brecht, mis en scène par Eric Ruf. Une grande réussite. Pour cette pièce, nous avions rencontré en 2019 l’administrateur de la Comédie française, acteur, scénographe, metteur en scène et équilibriste de notre époque.
Il est de sourds dilemmes qui se concentrent en un seul homme. Ici, Galilée. L’homme qui observa pour la première fois les reliefs de la lune dans sa lunette. Il vit, ce que d’autres avant lui avaient suggéré, imaginé, calculé. Il prouva, ce pour quoi d’autres avant lui furent brûlés vifs. En ce début hésitant du XVIIe siècle européen, l’aube des Lumières et la panique contrôlée du Vatican, la Réforme qui s’installait et la République qui se murmurait, l’absolutisme français et la guerre de trente ans, l’individu qui se rêvait, et l’Inquisition qui s’achevait, il prouva, pour la première fois, que la terre tournait autour du soleil. Et non l’inverse. Il déplaçait le centre de l’univers, et fit basculer l’Eglise, la tête en bas. Il osa déclarer, « Le doute est père de la création ». Cet inventeur, scientifique, musicien, peintre, figure à la Vinci, rejeton d’une famille d’artistes et d’intellectuels, osa croire, par orgueil ou naïveté, qu’il pourrait être célébré pour sa découverte, jusqu’à Rome. « Il suffit de regarder » lance Galilée aux cardinaux dans la pièce de Brecht. Oui, il suffit de voir, mais peut-on voir et continuer à croire ? Ou, à l’inverse, ne faut-il pas croire, pour accepter de voir ? Galilée ouvre des questions qui semblent, en cette année 2019, toucher à l’obsession. Croyance, foi, mensonge, vérité. Illusion nécessaire, lucidité douloureuse. Et Galilée ? Est-il toujours la figure idolâtrée du progressisme ? Le XXe siècle a donné un définitif coup d’arrêt à cette passion de la science le jour où l’on découvrit les chambres à gaz, le jour où l’on largua la première bombe sur Hiroshima. Fini les temps modernes. Ce siècle-ci lui emboîte le pas, contestant de plus en plus le rationalisme, et l’empire des Lumières. Il n’est donc sans doute pas un hasard que Galilée, et non Giordano Bruno, le véritable martyr de la science, revienne au centre de l’attention. On peut actuellement observer le portrait de Galilée au Grand Palais, dans une exposition sur la lune. On peut lire son nom dans un des derniers superbes essais d’Yves Bonnefoy, Rome 1630. On le retrouve dans ce livre singulier et mystique, Tout est accompli de Yannick Haenel, François Meyronnis, et Valentin Retz, figure d’une nouvelle forme d’impératif scientifique qui s’apprêta, en ce siècle pré-Lumières, à dominer le monde. Cette ambivalence de Galilée, on la retrouvera enfin ici, au Français au mois de juin, mis en scène par l’administrateur de cette maison, pour clore la saison.
Eric Ruf a donc choisi, pour une de ses rares mises en scène de monter La Vie de Galilée. Oeuvre monstre, plus de quarante personnages, et près de quatre heures de représentation sans coupe. Dans le rôle titre, Hervé Pierre, son acteur fétiche depuis une de ses premières mises en scène Peer Gynt. Lorsqu’il m’accueille dans son bureau d’administrateur, il tourne son large dos à la place Colette, et fait preuve d’une concentration d’athlète pour me répondre. Il a cette présence physique, ces mains et cette retenue qui résistent, même après cinq années dans ce bureau. Je sais qu’il aime se dire non intellectuel, et insister sur son rapport au jeu, et à la scénographie. Il est d’ailleurs vrai qu’il est bien plus acteur que metteur en scène, que ce soit sur scène, ou au cinéma, on se souvient de son très beau rôle dans Trois souvenirs de ma jeunesse de Desplechin, et, il jouera dans le prochain film de Roman Polanski, consacré à l’affaire Dreyfus. Mais, au-delà de ce corps, cet homme n’est pas aussi animal et charpentier qu’il le laisse dire. Il est avant tout prudent. Sa réflexivité se nourrit de cette prudence. Il pèse ses mots, contraste ses images, mesure ses attaques. Ou pour le dire tel qu’il l’énonce à propos de Brecht, il cherche l’équilibre. Il cherche à se hisser jusqu’au lieu précis où il ne sera pas manichéen. Extrême. On sait d’où il vient, il a raconté plusieurs fois que son père était un électeur du Front national, est-ce de là que naît cette profonde méfiance envers la politique ? Peut-être pas seulement, il y a autre chose, une forme d’orgueil aussi, à affirmer la mesure, la liberté des contraires, dans une France, une Europe où des propos radicaux sont désormais tolérés, et même salués par des clowns cyniques.
Et dans un théâtre européen où ont été invités cette année Ostermeier et Van Hove, des metteurs en scène qui répondent à l’urgence du présent, ce pas de côté surprend.
Eric Ruf est sans doute le moins brechtien des metteurs en scène français. Son Roméo et Juliette il y a trois ans nous plongeait dans un rêve minéral, burlesque, et enfantin, très étranger à l’auteur de La résistible ascension d’Arturo UI.
Mais Brecht, dans La Vie de Galilée, pièce qui est celle d’une vie, puisqu’il a commencé à l’écrire avant guerre, et la termina quelques années avant sa mort, se libère du combat, de l’engagement qui le mena de la résistance à la RDA, pour s’approcher de l’homme.
Antoine Vitez, qui monta cette pièce en 1990, disait de ce Galilée de Brecht, qu’il n’était pas un saint, mais un « anti-saint ». Est-ce là ce qui en fait un homme qui nous parle ? Ruf nous dit « c’est un bouffeur de viande ». Il y a une passion pour les jouisseurs, et les personnages qui s’égarent, semble-t-il, chez cet administrateur du Français, qui se donne la peine, avec rigueur et éloquence, de nous répondre pendant près de deux heures.
A votre place, dans cette même maison, il y a trente ans, l’administrateur Antoine Vitez montait la même pièce que vous aujourd’hui, La Vie de Galilée. C’était un enjeu politique et personnel pour Antoine Vitez, qui s’interrogeait sur l’engagement communiste de Brecht, comme sur le sien. Aujourd’hui, abordez-vous la pièce dans son sillage ?
Je suis rentré en 1993 dans cette maison, Antoine Vitez venait de quitter son poste d’administrateur, et je n’ai donc pas vu cette pièce. Mais je crois que notre point commun avec Vitez c’est que nous sommes des administrateurs-metteurs en scènes, nous choisissons donc une pièce de troupe qui offre beaucoup de rôles. Nous sommes en fin de saison, il est important de faire monter sur scène beaucoup d’acteurs, car lorsqu’on fait la somme de ceux qui ont été extrêmement sollicités, et ceux qui l’ont été moins, il est important de corriger le tir. Il y a une mathématique improbable dans cette maison, c’est rarement une question de talent, c’est une question de congés, de présences, de tournées, de bons moments. D’autre part, Vitez avait Roland Bertin, moi j’ai Hervé Pierre, avec qui je suis dans un compagnonnage ancien, au moins depuis mon Peer Gynt. Voilà pourquoi j’ai choisi cette pièce, pour le rôle à offrir à Hervé. Mais moi qui n’ai pas du tout le tropisme politique de Vitez, je suis sensible plutôt à un équilibre présent dans cette pièce, que je trouve curieux chez Brecht. D’autant plus que je ne suis pas un grand amoureux de Brecht. Lorsque j’étais étudiant, les spectacles de Brecht que je voyais, avec les riches à chapeaux hauts de formes et cigares, et les pauvres à pancartes, me semblaient absolument manichéen. Mais cette pièce-là m’a étonnée par son équilibre.
Qu’entendez-vous par équilibre ?
Grâce au doute posé sur à quoi ça sert la science, et la finitude de la science, la pièce atteint un équilibre extraordinaire, particulièrement dans notre époque, où règne un si faible droit à la diversité, à la complexité. Notre époque est brechtienne dans le mauvais sens du terme, trop manichéenne, t’es là, ou t’es là, quand t’es là, t’es accusé des pires maux. Et tout d’un coup dans cette pièce, je trouvais une matière d’équilibre, d’intelligence, de mise en perspective. C’est historique aussi, Brecht a écrit cette pièce jusqu’à la fin de sa vie, pendant son exil au Danemark pendant la guerre, mais aussi aux Etats-Unis. C’est très important de savoir que Brecht réécrit sa pièce après la bombe atomique. On pense à Einstein, dont on connaît tous la figure juvénile qui tire la langue, figure formidablement en pied de nez, mais à qui est définitivement attaché à Hiroshima, tout comme la technique fabuleuse qui permet de faire des IRM. A quoi sert la science ? C’est une question qui est reposée à chaque époque de manière différente. Aujourd’hui encore, dans la catastrophe écologique annoncée, les gens vont entendre de manière autre ce rêve de grands projets, d’inventions techniques, énoncé par Galilée…
Le personnage de Galilée n’est-il donc pas un héros, un martyr ?
Autre équilibre magnifique, le personnage de Galilée est riche de paradoxes, bouffeur de viande, capable de voir sa fille dix minutes par jour, et de détruire son destin par un coup de colère. Description d’un homme comme j’en connais quelques-uns. Brecht raconte à un moment, « là où on apprend que les grands hommes ne sont pas des grands hommes », j’aime beaucoup cette chose-là, et il le raconte magnifiquement. Comme Victor Hugo, Brecht est allé chercher les grandes figures pour les faire tomber de la tapisserie. Et l’on voit comme ces grandes figures ont parfois pris de grandes décisions pour des raisons de vie, d’orgueil, de petitesse. C’est un personnage très riche, qui est très différent de ce que Brecht a fait les années précédentes. Il ne l’a pas crée en Allemagne, il a peut-être été influencé. Je n’exclus pas que Charles Laughton, qui était Galilée à la création aux Etats-Unis, à Los Angeles, ait pu apporter une dimension au personnage, une épaisseur que peut-être Brecht n’avait pas voulu au départ. Les notes de Laughton et Brecht sont magnifiques.
Pourquoi avoir choisi Hervé Pierre pour ce rôle ?
Hervé est un acteur formidable pour incarner ce genre de personnages : il sait perdre sur le plateau. Il y a des acteurs qui ne veulent jamais perdre sur un plateau, et d’autres qui ont compris que perdre était un moyen de mettre les gens en empathie. Hervé a ce côté rabelaisien, ventru et poilu, grasseyant, qui joue mieux que personne la bêtise, alors qu’il est d’une grande finesse, et d’une grande culture. La pièce permet aussi cette chose magnifique de voir un homme à différentes étapes de sa vie. Qu’est-ce que c’est que l’orgueil d’un homme ? Jusqu’où cet orgueil tient ? Jusqu’à la fin de sa vie ? Quel fut le suivi de ses promesses ? C’est beau pour nous d’apprendre cela…
L’orgueil de Galilée, est-il l’orgueil de la connaissance, un orgueil qu’on a pu qualifier de faustien, ou est-ce l’orgueil de cette nouvelle religion de la science, qui vient mettre à bas la première religion ?
Il emporte toutes ces valeurs-là. La mise en scène ne choisira d’ailleurs pas, je pense toujours que c’est l’oreille du public qui est aiguisée, par la mise en scène qui est dirigée. Lors des attentats de Charlie, nous jouions tous le soir, et nous avons tous joué pour aller à l’encontre de ce que voulaient ces fous. Nous jouions ici Tartuffe. Et nous n’avons jamais eu d’écoute comme celle-là. Je me suis dit que ce devait être la pièce, le hasard du titre face à l’évènement, le faux dévot évidemment, mais les copains, dans tous les théâtres de la ville, m’ont dit qu’ils n’avaient jamais eu une écoute comme celle-là. C’est l’oreille du public qui aiguise une pièce et la fait devenir politique. C’est la même chose récemment dans Lucrèce Borgia, que nous jouions pendant la présidentielle, il y a certaines phrases de l’homme politique Hugo, qui dit « cela est bon à dire au peuple, mais entre nous, nous savons ce que c’est » et tout d’un coup le murmure devint un rire franc dans la salle. Je ne me défausse pas de cela, je fais venir dans cette maison des gens comme Ivo Van Hove ou Thomas Ostermeier qui eux parlent de nécessité à propos de mise en scène, et mon petit doigt me dit qu’ils en font tellement par an, qu’ils ont une nécessité un peu arrangeante, ou alors ils ont une nécessité profuse. Mais moi ma pratique de mise en scène est plus villarienne, je suis un homme de théâtre, un comédien, je fais de la scénographie, mais je ne me suis jamais construit sur cette notion politique de nécessité, et pourtant je suis de la même génération qu’eux. Je me suis même posé la question de savoir si je pourrais monter cette pièce en faisant de Galilée un lanceur d’alertes, en lien avec le darknet.
Vous-vous êtes réellement à un moment posé la question d’un théâtre plus frontal et politique, à la Ivo Van Hove ou Ostermeier ?
Oui, parce qu’en tant que metteur en scène, je ne m’arrange pas à inviter ces noms là dans cette maison ! Comment passer après Ivo Van Hove ou Tomas Ostermeier, avec l’intérêt qu’ils ont suscité, avec nos toiles peintes, et nos traditions ? Ce n’est pas facile. On se demande si on a tellement de toiles d’araignées sous les aisselles ? Et c’est très bien, parce que ça nous rend très inconfortables, et c’est ce qu’il faut nous souhaiter. Tomas Ostermeier m’a donné un truc, il m’a raconté qu’un grand intendant, c’est ainsi que l’on appelle les régisseurs de théâtre en Allemagne, disait : « Lorsque je suis le moins bon metteur en scène de ma saison, c’est donc que je suis le plus grand intendant ». Ca m’a rassuré !
Et c’est vrai que vous avez eu une saison exceptionnelle, d’ailleurs largement récompensée…
Oui, et c’est justement pour cela que je me pose la question. Mais ce qui m’a frappé dans La Vie de Galilée, c’est la poésie, donc la matière humaine. Et c’est cet homme, pris dans cet étau entre ce qu’il dit, et ce qu’il fait, qui m’intéresse le plus. Et ça, pour la raconter, je procède à ma manière : je suis mon propre scénographe, avec ma propre esthétique. Je ne fais pas de scénographie blanche, clinique qui laisse éclater les choses sur scène, comme une mouche sur un mur blanc, j’aime que le sens m’échappe. J’aime voir un spectacle qui me permet à moi, spectateur, de saisir un détail du décor, de serpenter à l’intérieur, comme une carte où il n’y aurait pas une autoroute, mais un certain nombre de GR un peu partout. Donc le scénographe que je suis a résolu la difficulté brechtienne, qui permet comme chez Shakespeare, de changer très vite de décors, par des toiles peintes.
Des toiles peintes ? Des tableaux reproduits sur scène ?
Oui, ça peut vous sembler du vieux théâtre à papa, mais d’y revenir permet de ressourcer les choses. Il y a dans notre atelier de véritables peintres de théâtre, ce qui est rarissime. On les compte en France sur les doigts de quelques mains. Et elles ont du sens. Galilée se jette dans la gueule du loup, il avance de Padoue à Florence, puis à Rome, rencontre les nobles, jusqu’au clergé, comme une mouche s’approche de la flamme. Je me suis donc demandé quel était le dénominateur commun entre les palais, les églises, les ambassades, la chapelle Sixtine, et c’est la représentation obligatoire de l’imagerie catholique, les pietas et les vierges, ce qui permettait à tous les peintres de manger. Je me suis donc dit que Galilée pourrait être comme un athénien dans le Cheval de Troie, et avancer parmi les images de ce qu’il défie. Je n’ai donc pris que des tableaux du Caravage, de Fra Angelico, de Rembrandt…Je suis allé chercher les visages dubitatifs, les bouilles qui sont parfois de simples détails dans les toiles, mais qui expriment un doute, et j’ai demandé aux peintres de les reproduire, de les agrandir, et de les placer sur des châssis sur scène. Lorsque j’ai montré la maquette à Hervé, il a poussé un soupir de lutteur, terrible.
Il est vrai que le monde de Galilée est un monde ouvert, celui de la Renaissance, aux artistes et au savoir, mais qui va brutalement se fermer à la connaissance après sa découverte…
Oui, enfin, il y a quelques capitales qui sont ouvertes aux artistes et à l’inconnu, comme Venise, où on lui dit « ici on accueille même des protestants et on leur donne le nom de docteur, restez chez nous ». Mais Galilée ne se trouve pas assez payé, et veut manger de la viande, et décide donc de partir. Vers le Vatican qui, à cette époque, se sent menacée, donc se fait d’autant plus dure. C’est magnifiquement troublant ce que Brecht met dans la bouche des catholiques. La scène du petit moine est extraordinaire de ce qu’elle dit de l’ordre du monde, lorsqu’il parle de ses parents, qui souffrent, et qui ont besoin d’un sens donné à ce qu’ils vivent, même si ce sens est faux, il les aide à supporter la misère de leur existence. Alors comment dire la vérité à ces gens qui ont besoin de croire au mensonge pour supporter leur existence ? On peut l’entendre cela. De même, ce que Brecht met dans la bouche des cardinaux, n’est pas que cynique, il y a aussi une dimension d’empathie. On dépasse largement la question d’être croyant, ou pas. C’est difficile de préserver cette dimension réflexive, parce qu’il y a aussi beaucoup de théâtre chez Brecht, on a envie de s’amuser. Ce théâtre de Brecht est généreux et shakespearien : c’est une grande fresque, il y a un nombre dingue de personnages à incarner.
Vous qui êtes passionné par la scénographie, parleriez-vous comme Murnau et Lang à leur époque, de « métaphysique du décor » ?
Ce que j’aime dans le théâtre, c’est la triche. J’aime l’idée qu’un public, souvent cultivé et savant, vienne dans une salle de théâtre et accepte de croire qu’un acteur arrive sur scène essoufflé parce qu’il vient de descendre de cheval, alors que nous savons tous qu’il n’y a pas de cheval en coulisse. Donc le fait de mettre sur scène des toiles peintes, sur des battants, et, si on ne met pas d’occultant, au travers desquelles on voit, permet de mettre ça en valeur, de donner un signe que tout cela n’existe pas. Je pense toujours à cette tsarine russe pour qui on avait organisé une fausse déambulation dans une rue qui n’existait pas, peuplée de figurants, pour qu’elle continue à croire que son peuple était heureux. Galilée est capable de cela mais il sait aussi ce qui se passe derrière les battants. Tout comme l’Eglise catholique qui, lorsqu’elle invente de grandes figures, sait pourquoi elle les invente. Elle est tout à fait consciente de l’organisation qu’elle propose, encore maintenant. Tout est calculé, conscient, au nom d’un grand plan, d’une grande organisation. Le fait de présenter ainsi des surfaces dont on sait et voit qu’elles ne sont que toiles peintes, sont des messages subliminaux. On présente quelque-chose qui n’existe pas. Mais ceux qui l’ont crée sont alors d’autant plus forts. Et n’oublions pas que Galilée est croyant. Et ne cesse pas de l’être. Même s’il voit ce qu’il ne devrait pas voir.
Ce rapport à la vérité est d’autant plus frappant dans notre époque, qui voit enfler la passion du mensonge, les fake news, l’ère de la post-vérité…
Ce qui m’a sauté au visage, c’est cette équation posée de façon extrêmement intelligente dans la pièce qu’aucun média aujourd’hui ne nous propose. C’est le rôle du théâtre d’ailleurs de poser ainsi les questions en équilibre, Ivo Van Hove répondait récemment lorsqu’on l’interrogeait, après les Damnés, sur sa position à propos d’une question précise d’actualité : « Vous devriez vous foutre de ma position, je suis citoyen, je vote, et mon vote est secret, mais mon métier à moi est de construire et de poser une équation avec laquelle vous allez partir ». Je trouve que Brecht fait ça admirablement : il ne désigne pas un camp comme vainqueur. Il tire à boulets rouges sur l’Eglise, et sur toutes croyances du même type, donc on pourrait se dire qu’il est pour l’homme moderne, le chercheur. Mais ce qu’il dit à la fin, lorsqu’il fait dire à Vanni qui s’adresse à Galilée, « vous savez qu’à Amsterdam, ils ont des chambres de commerce, alors qu’ici, on ne nous laisse même pas faire de l’argent », introduit un contrepoint. Vanni est à l’aube de l’économie de marché, de ce qui maintenant est désigné comme le pire des maux de nos sociétés… Brecht donne des mots pour jouer cette promesse de l’économie de marché, qui permettent de le voir comme une catastrophe, ou l’aube d’un nouveau monde. Comme quand le petit moine parle de la difficulté de ses parents à recevoir la vérité. L’affaire Lambert, n’est-ce pas la même question ?
Galilée est en rapport permanent avec le pouvoir, d’abord protégé, puis condamné. Ce rapport ambigu au pouvoir vous a j’imagine particulièrement interpellé à la place où vous êtes…
Oui, je dois reconnaître cela chez Galilée. Je suis moi-même tout le temps en train de jouer avec les dogmes, avec le sentiment parfois de faire avancer les choses alors que pour certains je suis en train de les faire reculer. La question est aussi de savoir si l’on maintient quelque-chose, ou est-ce qu’il faut en précipiter son déclin, pour en espérer la révolution ? Mais au fond ce ne sont que des questions. Le théâtre est une drôle de matière, Bergman en parle bien dans Fanny et Alexandre, on ne cesse de parler de l’homme au théatre, mais cela ne change rien dans la réalité. Certains osent affirmer que ce qu’ils font ne sert à rien. Je suis tout le temps travaillé par ça : qu’est-ce que je défends, à quoi ça sert fondamentalement ? Je suis en effet à une place extrêmement visible, et symbolique. N’ayant jamais fait d’études pour cela, je suis parvenu à cette place de pouvoir, sans m’être préparé pour cela, je suis nommé par le président de la République, et personne ne s’accorde sur le chiffre, mais si on mettait tout le gouvernement dans un avion, et qu’il y aurait un accident, je deviendrais président de la République…Alors que je suis un comédien. Et que je reste un comédien.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ces cinq dernières années à votre place, dans votre rapport au pouvoir ?
Qu’il ne s’exerce pas. C’est comme une ancre de cape. Sur l’équilibre économique de nos maisons, qui est de plus en plus en tension, entre le budget et la masse salariale, nous faisons des efforts qui sont considérés par la tutelle, qui n’est pas si cynique que ça… Mais il y a une ambiance « jusque là tout va bien ». J’en suis à mon cinquième ministre. C’est comme si on ne savait plus très bien ce que signifiait cette énorme organisation administrative, alors on fragmente, pour ne pas avoir le temps de se poser de vraies questions. Le temps politique s’est tellement accéléré, que la plupart des gens que nous rencontrons ont intégré l’idée qu’ils n’allaient pas rester. Parfois, ils s’adressent à moi, et semblent me demander, « Qu’est-ce que le ministre pourrait revendiquer de nouveau » ? On rentre de New York, on a joué dix fois Les Damnés, la presse américaine était magnifique, et ici, personne n’était au courant.
La Comédie française est autogérée, il n’y a que des acteurs dans le conseil administratif : comment évolue cette pratique qui voit des acteurs voter le budget, ou décider, ou non, de la révocation de leurs pairs ?
Ce rôle des acteurs est souvent contesté. J’ai déjà entendu dire à la Cour des comptes que nous aurions besoin de « personnalités éclairées ». C’est quand même exceptionnel d’entendre qu’un sociétaire présent depuis trente ans n’est pas « une personnalité éclairée » ! Les acteurs savent le temps long au théâtre. On sait qu’un spectacle qui va marcher incroyablement peut être totalement oublié. On sait que la Bérénice de Grüber a été sifflée, un four total, et est maintenant entrée dans la légende. On sait ce que signifie une reprise, on sait la lenteur avec laquelle on change l’image d’un théâtre. On sait qu’un acteur à qui on reproche un défaut pendant quinze ans, il suffit qu’il lui arrive quelque-chose dans sa vie, une longue maladie par exemple, et il reviendra libéré, calme, ouvert. Et cela, ça ne se calcule pas sur tableau XL. Et les acteurs le savent, et ont permis de faire durer cette aventure artistique depuis plus de trois siècles. Ils ont aussi appris à organiser leur départ. On a toujours l’impression que la troupe est immuable, mais elle change beaucoup, il n’y a aucun contrat à vie, bien au contraire. Chaque année, dans des proportions importantes, les gens arrivent et partent.
La troupe donne ces derniers temps le sentiment d’une constance et d’une énergie folles…Comment sont accueillis les départs ?
Toujours avec douleur. Souvent avec colère. C’est des rapports amoureux, entre les acteurs. Les gens qui vous remercient sont des gens avec qui vous avec travaillés pendant des années. Cela a un rapport de vérité insupportable. Les acteurs tournent, et c’est une charge difficile. Il n’y a aucune faute grave chez les acteurs, c’est un ensemble de subjectifs. D’autant plus qu’il y a des préavis, et on joue le soir avec ceux qui ont décidé de notre départ… L’attachement à cette maison est fou. Il y a des sociétaires qui ne repassent plus par le 1er arrondissement à cause de cela. Mais je pense que la pérennité de cette maison, depuis 1680, tient à ce fonctionnement-là.
La Vie de Galilée, Bertolt Brecht, mise en scène Eric Ruf, Comédie-Française, jusqu’au 4 décembre.