Sacré pari de Lola Lafon que d’écrire autour de la figure d’Anne Franck ? Pari réussi.
C’est une histoire sensible de mots et de silence. Comment, intriqués, ils se repoussent ou s’épousent paradoxalement. Comment, condamnée à une vie amortie, sourde, dans l’Annexe, Anne Franck a fait entendre sur le papier ses mots ; comment ces mêmes mots ont été étouffés, à leur tour, par les bonnes intentions de tous ceux qui ont vu en elle autre chose qu’Anne Franck – une figure édulcorée. Comment, enfin, Lola Lafon, qui a passé une nuit au Musée Anne Franck, fait sortir ses propres mots du silence du lieu, de ses silences à elle, de ceux de l’histoire de sa famille.
Ecrire sur Anne Franck, c’est une entreprise particulièrement difficile : un défi à la fois éthique et littéraire…
J’ai choisi le lieu avec énormément de peur. Il fallait éviter à tout prix l’obscénité : le risque était partout, le risque d’un sentiment de familiarité avec Anne Franck. Il ne fallait pas non plus que je produise, avec mon texte, une appropriation. Je me suis frottée à ce qu’on ressent à chaque fois qu’on écrit sur quelqu’un qui a existé : comment faire sans dire, « c’est à moi », « c’est mon terrain ». J’ai grandi en étant convaincue que je n’écrirais jamais sur la Shoah, voire, comme je le raconte, qu’il fallait passer à autre chose. Mais c’est impossible ! J’ai passé des années, en tant que personne et en tant qu’autrice, à contourner le sujet. Mais je crois qu’on finit toujours par écrire ce qu’on ne veut pas écrire – c’est peut-être même la seule raison pour laquelle on écrit.
La finesse et la sincérité de votre livre interdisent l’« appropriation » ; mais comment alors qualifier ce rapport que vous entretenez avec Anne Franck ?
On a toutes et tous un rapport avec Anne Franck. On se doit d’être hantée par elle. Mais être hantée ne veut pas dire se l’approprier. C’est très différent. Et à ma grande surprise, ce que je n’avais pas prévu, c’est en passant par cette histoire-là que j’arrive à la mienne. Ce récit est une histoire de reflets et je voulais examiner ce qu’elle reflétait de nous. Examiner ce lien avec Anne Franck, c’est s’interroger sur l’amour qu’on a pour elle. A un moment de l’écriture, je me suis demandé : « qu’est-ce que c’est que cet amour ? De quoi est-il fait ? »
Venons-en à Anne Franck, l’autrice, qui travaille son journal, le réécrit…
Je n’ai pas relu son journal avant d’aller à l’Annexe. Je voulais rentrer dans cet espace, je dirais sans romantisme, pour l’éprouver, en éprouver l’exiguïté, je voulais passer cette nuit là où ils ont été et où ils ne sont plus. J’ai relu le journal ensuite – je ne l’avais pas lu depuis très longtemps. J’ai été sidérée ! Sidérée par la maturité de l’écriture, par ses choix – je comparais la version A et la version B, c’est-à-dire le journal et sa réécriture en livre –, par les suppressions qu’elle fait, par son travail en un mot.
Anne Franck, est-ce un modèle d’écrivain pour vous ?
Je ne pourrais pas dire ça, parce que ce qui prédomine, c’est la rage qu’on ne puisse pas lire les autres livres. Ce sont les livres qu’on ne lira pas qui sont terribles, ce qu’elle aurait pu écrire. C’était d’une évidence absolue : bien sûr, elle aurait écrit.
Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson, Stock « Ma nuit au musée », 180 p., 19,50 €