Musiciens viennois et chanteuse hors normes : Marlene Monteiro Freitas chorégraphie un Pierrot lunaire décalé avec parcimonie.
Chez Marlene Monteiro Freitas, tout fait forme, tout fait sens. Tout visage est un signe scénique, un repère à la croisée des chemins entre les intentions d’une artiste et des forces shamaniques qui échappent au contrôle. Aussi se construit la promesse d’un état de possession. Dans son solo fondateur Guintche, elle était au plus près de son enfance capverdienne, où le carnaval lui a permis d’expérimenter le rite de passage et l’idée de métamorphose. Le corps, le visage et le rythme du batteur se poussaient mutuellement vers des états seconds. L’audace de la forme donnée à ce voyage parlait à la fois de ses origines et de sa formation bruxelloise, dans l’école P.A.R.T.S. fondée par Anne Teresa De Keersmaeker. Depuis, la pétillante quadragénaire a entraîné dans son univers des œuvres d’Euripide, de Kafka et autres Ovide, sachant imposer son esthétique sur l’ensemble des scènes européennes. Et voilà que le Festival d’Automne lui consacre un « Portrait », à savoir un voyage panoramique à travers son œuvre, plusieurs créations très récentes à la clé.
Pierrot Lunaire, produit par les Wiener Festwochen, festival phare de la vie culturelle sur le Danube, se délecte de la musique de Schönberg où Montero Freitas sent forcément un mystère, une émotion montant depuis un fond insondable. Pierrot, le rêveur romantique, ouvre la porte vers un ailleurs intérieur, faisant écho aux états de possession carnavalesques qui lorgnent derrière la façade, autant que Schönberg ouvrit avec son Pierrot lunaire la voie vers la musique dite atonale, où l’émancipation des dissonances dynamite les règles d’un système tout en construisant le sien. Voilà qui sied à Freitas, qui de son côté s’est forgé une identité visuelle reconnaissable entre toutes, portée par les dissonances des corps et des visages.
Pour chaque création elle pose sur le plateau une géométrie rigoureuse, faite de podiums, d’estrades, de barres ou de barrières. Ici, elle y intègre l’orchestre du Klangforum de Vienne et la chanteuse Sofia Jernberg, inénarrable récitante habillée en cardinal, alors que les musiciens portent des soutanes. Mais tous les habits sont boutonnés dans le dos, ce qui leur confère plus qu’un soupçon de camisoles. L’allusion est évidente, de la part d’une artiste qui s’amuse des institutions et des autorités, représentées par des signes extérieurs et mis au défi par un bouillonnement intérieur. Les rituels militaires ou religieux de coercition commencent à craqueler, au gré des rites de transgression.
Ces thèmes traversent aussi les poèmes d’Albert Giraud, mis en musique par Schönberg dans la traduction allemande de Max Kowalski. À sa création en 1912, Pierrot Lunaire fit scandale, comme tant d’autres œuvres créées en ces années précurseurs de bouleversements violents. Pour mettre les choses un peu à distance, presque dans un esprit brechtien, Freitas place la scène est dans un studio d’enregistrement, ce qui intrigue autant que Jernberg, chanteuse et vocaliste expérimentale qui s’exprime autant en roulant des yeux que par ses cordes vocales.
Pierrot lunaire d’Arnold Schönberg. Klangforum Wien et Sofia Jernberg. Mise en scène et chorégraphie Marlene Monteiro Freitas. La Villette, du 25 au 28 novembre