Chaque décennie depuis 1952, la vénérable revue cinéphile anglaise Sight & sound remet à jour sa liste des « 100 meilleurs films de tous les temps » à partir des votes de 1 639 critiques, programmateurs et universitaires du cinéma. C’est dire si cette liste fait autorité, sorte d’équivalent cinéma du Ballon d’or. À quelques variations près, on retrouvait tous les dix ans les mêmes classiques de la cinéphilie mondiale, notamment aux premières loges du classement, à savoir Citizen Kane, Vertigo, La Règle du jeu, etc. Le Top 100 2022 est tombé début décembre et… shazam, badaboum, abracadabra ! le classement est totalement chamboulé, ce qui est a priori une bonne nouvelle. Mais MeToo et le mouvement « woke » sont passés par là et cette liste 2022 atteste de leur puissance gramscienne dans le renouvellement de la doxa culturelle. Par rapport à ses prédécesseurs, le nouveau Top est beaucoup plus riche en films signés par des femmes et par des Noirs. Notons que cet effort politiquement correct ne va pas jusqu’au bout de sa logique : les cinéastes arabes, latino-américains et asiatiques (non chinois ou nippons) devront encore attendre dix ans ou plus et tant pis pour Youssef Chahine, Elia Suleiman, Lino Brocka, Lav Diaz, Luis Buñuel ou Lucrecia Martel. Que l’on me comprenne bien : je suis ravi que des femmes et des Noirs entrent dans ce gotha cinéphile, mais j’aimerais autant que ce soit en raison de leurs films et non pour remplir des quotas. Pardon pour la lapalissade, mais la valeur des films doit rester le critère numéro 1 d’un classement des « 100 meilleurs films ». En tant que cinéphile, je ne reconnais qu’un seul pays, le cinéma, et une seule identité, cinéaste.
Examinons un peu ce cru 2022. Killer of sheep de Charles Burnett apparaît à la 43e position. On s’en réjouit pour ce cinéaste noir américain méconnu et pour ce beau film politique, mais 2 places devant La Mort aux trousses, 11 places devant Le Cuirassé Potemkine, 37 places devant Le Guépard ? What the fuck ? ! Dans le même genre de bonne ou de mauvaise conscience antiraciste, Do the right thing de Spike Lee est 24e. Super, mais Madame de… est 90e et Il était une fois dans l’Ouest 95e. Côté féministe, Portrait d’une jeune fille en feude Céline Sciamma obtient une belle 30e place, loin devant des films sûrement moins beaux, moins forts, moins novateurs et moins radicaux tels que Tropical malady, L’Avventura, Pierrot le fou, La Jetée ou Blue Velvet. La tisane académique de Sciamma prend ici (avec quelques autres réalisateurs surévalués comme Gillo Pontecorvo ou Ridley Scott) la place d’absents assourdissants comme, entre autres, Howard Hawks, Ernst Lubitsch, Vincente Minelli, Ida Lupino, Jacques Demy, Roman Polanski, Pier Paolo Pasolini, Jean Eustache, Philippe Garrel, Maurice Pialat, Pedro Almodovar, Gus Van Sant, Quentin Tarantino, les frères Coen et Dardenne, Hou Hsiao hsien, Kathryn Bigelow, Michael Mann, David Fincher, Arnaud Desplechin, sans doute des bras cassés du cinéma qui n’arrivent pas à la cheville de l’immense Sciamma. Devant certaines aberrations de ce classement, on se lève et on se casse ?
Heureusement, ce ravalement de l’étalonnage cinéphile produit aussi des novations heureuses et bienvenues comme la présence d’In The mood for love et de Mulholland drivedans le top 10 (8e place pour Lynch, 5e pour Wong Kar-wai). Mais le vrai geste sismique et bouleversant de ce vote, c’est la 1ère place de Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles. Vive la Belgique, le cinéma moderne et les grands cinéastes quel que soit leur genre ou leur teinte de pigment ! Chantal Akerman était l’immense cinéaste féministe et radicale que Céline Sciamma rêverait d’être et il suffit de comparer Jeanne Dielman… et la Jeune fille en feu pour mesurer le gouffre qui sépare une révolutionnaire esthétique et une illustratrice de scénario à message. Je suis heureux de cette reconnaissance de la critique mondiale et meurtri que Chantal ne soit pas là pour voir ça. Je ne sais si un tel honneur l’aurait aidé à vivre plus longtemps mais peut-être bien que oui.
Ces Top listes sont surtout faites pour débattre et s’énerver, ce que je viens de faire. Mais au fond, je ne crois pas à ces classements. « Meilleur film de tous les temps », ça ne veut rien dire : aujourd’hui je voterai Jeanne Dielman…, demain Il était une fois en Amérique (absent de la liste de S&S), après-demain Profession : reporter (autre absent de marque), et ainsi de suite. J’ai vu 10 000 films, j’en chéris au moins 200, 300, 400… qui pourraient être chacun mon meilleur de tous les temps selon mon appétence du moment. Ce nouveau classement a le mérite de rebattre les cartes, de dépoussiérer l’échelle des valeurs et de placer Akerman au sommet, son tort étant de trop souvent penser à l’identité des cinéastes (réduite à un seul critère !) aux dépens de la valeur des films.