Roman Opalka a aligné les chiffres et les autoportraits jusqu’à sa mort, signant ainsi une des œuvres les plus énigmatiques du siècle dernier. Dans le très beau Un, d’après le livre de Bernard Noël, Frédéric Leidgens et Sophie Robin nous font pénétrer dans le mystère Opalka.
Dans un lieu qui pourrait être un atelier, ou une chambre noire, un homme et une femme se parlent. Il ne s’agit pas d’amour, mais d’art. Il ne s’agit pas de débat, mais de tentative, commune, de comprendre. De ressaisir ce que le poète Bernard Noël cherchait à définir de son ami l’artiste Roman Opalka, la manière dont il « déroute la représentation ». Opalka, rappelons-le, a consacré une bonne part de son existence, à partir de ses trente-cinq ans jusqu’à sa mort, à énumérer et écrire les nombres, tout en se photographiant, chaque jour, de la même manière. Dans ce rituel obsédant, maniaque pourrait-on dire, l’artiste a trouvé une manière d’être au monde, qu’il a raconté à Bernard Noël. Le poète en a fait ce livre sans ponctuation, Le Roman d’un être, chef-d’œuvre nourri à la fois du projet inouï d’Opalka et de la langue lancinante de Noël. Le spectacle s’ouvre et se ferme par une phrase du livre qui donne le ton.
Mais l’adaptation du Roman d’un être par Frédéric Leidgens rebat les cartes de la forme de cette recherche en distribuant le texte entre Opalka, incarné par Frédéric Leidgens, et Bernard Noël par Sophie Robin. L’actrice, l’acteur, assis au pupitre, lisent dans une scénographie d’ombres et de lumières où des images, rares, s’affichent sur un écran en fond de scène. Ce recueillement était sans doute nécessaire pour faire vivre la langue précise et compacte de Noël. Et pour faire entendre la dimension métaphysique de chaque phrase, et les jeux des deux acteurs, retenu et profond pour Robin, large et expressif pour Leidgens, qui portent les nuances de la langue. L’artiste polonais explique, d’abord avec une certaine distance, puis une forme d’intimité, cette décision prise dans le premier tiers de sa vie, de se vouer ainsi à la répétition du même, jusqu’à la fin : « J’étais peintre j’ai voulu faire quelque chose où le rapport à la vie et de l’art serait plus engagé que dans la peinture quelque chose où l’expression serait plus importante que la peinture ». Le mot de « vérité » revient dans le dialogue des deux artistes, placé au centre de la réflexion. Après les répétitions, Frédéric Leidgens me raconte s’être intéressé lui-même à Opalka, et me raconte comment le peintre polonais, enfant, était fasciné par une simple horloge dans le petit appartement où il demeurait seul toute la journée. Il la regardait chaque jour, jusqu’à ce qu’elle s’arrête, et que l’enfant, terrifié, se crut responsable de l’arrêt du temps. Frédéric Leidgens poursuit, « j’aime ce que dit Bernard Noël dans son œuvre sur le regard, la manière dont pour lui le regard est presque charnel. Et dans ce geste sans cesse répété, difficile de ne pas voir une filiation avec la vie du comédien qui chaque soir reprend, et s’inscrit dans une temporalité propre au théâtre. « Oui, il y a quelque chose qui m’évoque mon propre travail », reconnaît Leidgens. « Je suis frappé par cette ascèse, cette chose répétitive, presque névrotique. Opalka n’a jamais renoncé. Je trouve ça très beau. S’il avait renoncé avant sa mort, tout ce qu’il avait fait n’aurait plus eu de sens. Mais beaucoup auraient pu renoncer, comme de très grands acteurs ont renoncé aussi. » Et ce spectacle qui s’intitule Un, nous plaçant ainsi au début du geste du peintre, nous saisit aussi, spectacteurs, par cette persévérance somptueusement racontée et mise en scène.
Un, d’après Le Roman d’un être de Bernard Noël, Mise en scène et adaptation de Frédéric Leidgens, assisté de Sophie Robin. Théâtre des Célestins, en partenariat avec les Subs, Lyon, du 5 au 15 janvier.