Le Bourgeois gentilhomme enchante Favart dans sa version originale signée Molière et Lully et sous les traits de Jérôme Deschamps.
Le Bourgeois gentilhomme est une fête. Une manière de spectacle total, comme on les goûtait au Grand siècle, où tous les sens sont convoqués. Créée en 1670 dans la cour du château de Chambord, la comédie-ballet de Molière et Lully était une charge contre les courtisans, contre les bourgeois arrivistes, mais aussi contre certains dignitaires turcs qui auraient fait la fine-bouche devant les fastes du roi soleil. Au vrai, si elle est une des pièces de Molière les plus célèbres et jouées, elle est rarement montée dans sa disposition originelle, avec musiques, chants et ballets. D’aucuns se rappelleront la tentative très expérimentale du tandem Dumestre-Lazar, en prononciation dite d’époque, en 2005, qui enchanta les précieux. Fort heureusement, si le spectacle proposé sur la scène de l’opéra-comique entend lui aussi jouer l’œuvre dans son intégralité, il ne s’embarrasse pas d’archéologie linguistico-snobinarde. La production de Jérôme Deschamps est même là pour réconcilier -et satisfaire- tous les publics : les férus de musique baroque retrouveront « leur » Lully fort vaillamment illustré ; les amateurs d’un Molière traditionnel et d’un monsieur Jourdain bouffon seront tout aussi rassasiés. C’est même le grand mérite de ce spectacle, qui parvient à trouver une fluidité entre les scènes jouées et les scènes chantées : ces dernières étant parfois longuettes, la mise en scène les tourne en dérision, leur offre une respiration ironique, sans pour autant leur nuir ni atténuer leur effet.
Du côté musical, le plateau rassemble d’excellents chanteurs, dominés par la basse Jérome Varnier, routier du chant baroque et familier de la salle Favart. Dans la fosse, les musiciens du Louvre sont rompus à ce répertoire et c’est le jeune violoniste Théotime Langlois de Swarte (quel nom merveilleux !) qui remplace au pied levé Marc Minkowski, et fait preuve d’une superbe énergie pour diriger la partition de Lully.
Pour la partie théâtrale, dans les décors sobres mais efficaces de Felix Deschamps, et les très jolis costumes de Vanessa Sannino, on retrouve la patte de Jérôme Deschamps, sans que jamais le metteur en scène ne cannibalise Molière. Le plateau de comédiens est savoureusement rôdé (la production devait être montée à Favart à l’automne de 2020, a été annulé par un cas de covid, mais a tourné dans de nombreux théâtres de province). Des comédiens jeunes et vaillants entourent notre couple de bourgeois. Josiane Stoleru confère une vraie profondeur, une véritable tendresse, au personnage de madame Jourdain, trop souvent réduite à une houri acariâtre. Mais il faut bien avouer que le clou du spectacle reste le Monsieur Jourdain de Jérôme Deschamps. A soixante-quinze ans, le créateur des Deschiens offre une performance hilarante, jubilatoire, et donne le la d’un spectacle qui repose avant tout sur lui. Sans pour autant trahir le texte, il parvient à le tirer vers une sorte de folie surréaliste, comme surent le faire Jean Le Poulain, Louis Seigner et quelques autres. Deschamps possède cette vis comica unique, faite de regards en coin, de mots ébauchés, de diction hasardeuse. On se rappelle qu’une génération entière d’excellents comédiens fut formés à « l’école Deschiens » et l’on croit les retrouver tous, réunis en un seul personnage. C’est pourtant bien Monsieur Jourdain qui est devant nous : roublard, matois, hébété, cocasse, tragique, ridicule et toujours touchant. Et malgré les longueurs de la pièce dans sa version intégrale, Jérôme Deschamps nous offre la plus belle des respirations : celle du rire intelligent et libératoire.
Le Bourgeois gentilhomme, Molière, mise en scène et interprétation Jérôme Deschamps, direction musicale Théotime Langois de Swarte, Opéra Comique, jusqu’au 26 mars.