Alors que le Musée d’Art Moderne de Paris consacre une grande rétrospective à Anna-Eva Bergman, Thomas Schlesser, directeur de la Fondation Hartung-Bergman publie une lumineuse biographie de l’artiste.
Comment avez-vous été envoûté par Anna-Eva Bergman ?
La plupart de ses tableaux sont à la feuille de métal, d’or ou d’argent, et en leur présence, c’est comme si vous tombiez sur un mélange explosif de Fra Angelico, de Gustav Klimt et de Barnett Newman. Quand on aime la peinture, on vibre de bonheur devant Bergman parce que c’est un trésor caché qui vous saute au visage. Et puis, le dénigrement qu’elle a connu pendant des décennies de la part d’éminentes figures des musées et du monde de l’art rend l’onde de choc plus savoureuse encore.
Son œuvre reflète-t-elle sa personnalité ?
Elle savait être d’une causticité mordante que vous pouvez retrouver dans ses caricatures de jeunesse, quand elle figure par exemple des bébés nazis déjà munis de fusils dans leurs berceaux. Ça fouette sévèrement les yeux ! Avec la maturité, elle est gagnée par une intensité spirituelle, un panthéisme aux limites de l’extase mystique et cela parcourt assurément son œuvre. J’ai déjà vu quelqu’un entrer en prière devant un de ses tableaux qui évoque un grand « feu ».
La méconnaissance de son œuvre est-elle due à l’ombrage d’Hans Hartung ?
Attention aux visions trop binaires orientées par l’air du temps. C’est vrai qu’une vedette riche et célèbre de l’art abstrait comme Hartung pouvait faire de l’ombre. Mais une lecture sans préjugé des archives donne plutôt à voir une Bergman indépendante et maline. Elle sait profiter de la notoriété de son mari pour mieux se montrer quand elle le souhaite, elle sait aussi lui laisser la lumière pour se concentrer sur sa peinture à elle. Ce que vous appelez l’« ombrage » est parfois le terrain tranquille sur lequel on peut créer sereinement une œuvre gigantesque.
Vous évoquez les stratégies employées aujourd’hui pour réhabiliter des figures oubliées. Que voulez-vous dire exactement ?
Pour un historien de l’art, le Graal, c’est de faire réémerger une matière occultée, de lui redonner une consistance afin qu’on se dise : « Comment a-t-on pu passer à côté de tel phénomène, de telle œuvre ou de telle personne ? » La meilleure combinaison, c’est d’avoir une masse d’archives qui permettent un récit et une œuvre dont la signification fasse écho à celle du temps présent. Après cela, il faut aussi les relais institutionnels : les musées, l’université et, avouons-le, le marché. Et puis, il faut écrire de bons livres – vaste défi !
Vous résidez en partie dans la maison même qu’ont habité Hans Hartung et Anna-Eva Bergman durant de longues années, qui est aujourd’hui la Fondation. Une chose particulière dans ce lieu évoque-t-elle Anna-Eva Bergman ?
Je ne sais pas si les esprits existent vraiment mais j’ai souvent l’impression d’entendre Bergman, que je n’ai évidemment jamais rencontrée, me parler… J’ai essayé quelque chose d’un peu disruptif : dans une salle de la fondation que j’ai appelée « tombeau », j’ai disposé plein d’objets personnels de Bergman et de Hartung. J’expose même la jambe de bois de celui-ci. Et surtout, je montre leurs urnes funéraires respectives, très simples. Parmi le public, il y a des visiteurs indifférents, d’autres scandalisés, et quelques-uns que cela fait pleurer. J’ignore moi-même où me ranger…
Anna-Eva Bergman, vies lumineuses de Thomas Schlesser, Collection Témoins de l’art, Gallimard, 384 p., 29 €
Anna-Eva Bergman, voyage vers l’intérieur, exposition du 31 mars au 16 juillet, musée d’art moderne de Paris