C’est le sculpteur français vivant le plus connu au monde. Alors qu’il est à l’honneur ce mois-ci dans les trois espaces de la Galerie Perrotin et qu’il expose des sculptures monumentales place Vendôme, nous rééditons l’interview que Bernar Venet avait accordé à Transfuge il y a quelques années. Rencontre au Muy, là où ce visionnaire à la fois artiste et collectionneur, poursuit son œuvre et son rêve : faire vivre dans son extraordinaire fondation ses sculptures monumentales et les œuvres des génies de l’art conceptuel et minimaliste.
Tout d’abord, aidez-moi à résoudre une énigme. Est-ce, comme on le dit, en hommage à Arman que vous avez supprimé le « d » final de votre prénom, comme celui-ci l’avait fait avec le sien ?
C’est une légende, mais je vais finir par la croire ! ( rire ) En réalité, c’est à cause de Bernard Buffet. Je trouvais que Bernard Venet sonnait trop comme son patronyme, donc un jour j’ai décidé d’ôter le « d » à mon prénom pour me différencier un peu de lui.
Comment expliquez-vous d’une façon objective, votre longévité et la reconnaissance internationale dont vous êtes l’objet ?
L’héroïsme. Il y a un moment où si l’on veut réussir, il faut se démener, il faut de l’héroïsme, et c’est capital. Il y a deux manières d’être héroïque dans la vie d’un artiste. La première consiste à aborder de front la radicalité en empruntant une direction jamais explorée. Le plus grand héros selon moi, c’est Malevitch. Faire un carré noir sur fond blanc en 1915 !… Vous vous rendez compte ?!… La seconde manière d’être héroïque, c’est en s’engageant à fond dans son œuvre. Tous les jours depuis vingt ans, je fais des lignes sur des feuilles de papier et d’autres qui font 40 mètres de long. Pourquoi ? Parce je crois dans ce que fais. Et ce n’est pas une question de dimension. L’héroïsme, c’est façonner une œuvre qui méritera d’être montrée. Tout ça, je l’ai appris des Américains qui se défonçaient au travail. Rigueur, travail et discipline : si l’on intègre ces trois notions, on n’a pas forcément besoin d’avoir du talent (rire).
Vous avez commencé très très jeune…
Oui, à 11 ans, j’ai vendu mon premier tableau, un bouquet de dahlias, à une femme du village, madame Mourgue. Je me souviens très bien du prix : 8 francs ( 1,22 euros ). Soit le prix du cadre. J’étais très fier ! Il y avait beaucoup d’artistes dans la famille. L’un de mes oncles maternels dessinait très bien. Certains de mes cousins aussi. J’ai hérité de ce don. Mais heureusement pour moi, j’ai eu aussi celui de la créativité. Si je voulais absolument devenir un artiste, c’était aussi pour me libérer de ma fragilité physique puisque j’étais asthmatique.
Avez-vous été particulièrement marqué, adolescent, par une grande figure de l’art ?
Chez nous, on ne parlait pas d’art. Mais il y avait un artiste dans le village qui peignait des bouquets de fleurs et des paysages. Ma mère me l’a présenté. Il a regardé attentivement mes dessins puis s’est tourné vers moi et a eu cette phrase : « dans trois ans, tu seras meilleur que moi ! ». Ce compliment a changé ma vie. Ma mère lui a demandé comment il peignait. Il lui a répondu « à l’huile et au couteau ». Elle m’a emmené au magasin de couleurs de Digne et ce jour-là, j’ai vécu ma première épiphanie. J’ai aperçu dans la vitrine une reproduction d’un tableau avec ce mot que je ne connaissais pas : Renoir. J’ai demandé au monsieur de la boutique ce que ça voulait dire. Il faut comprendre que je viens de Saint-Auban, une cité industrielle dont tous les habitants travaillaient chez Pechiney. J’étais destiné à ça. Le type a eu l’air étonné de ma question. Il m’a alors expliqué que Renoir était dans tous les musées du monde. J’ai eu une révélation ce jour-là : il y avait une autre issue que les produits chimiques.
L’art a d’abord donc été pour vous une façon de fuir une vie programmée ?
Oui. A partir de ce jour-là, je me suis mis à travailler la peinture frénétiquement. Mais j’ai très vite compris que l’art ne consistait pas seulement à faire des belles représentations picturales. Une conférence de René Huyghe sur l’art moderne m’avait notamment beaucoup éclairé. Jusqu’au jour où vers l’âge de 17 ans, Paul Klee et Nicolas de Staël m’ont libéré de la figuration. C’est à cette époque que j’ai réalisé pour la première fois un tableau abstrait inspiré de Nicolas de Staël mais je n’en ai fait qu’un.
Pourquoi un seul ?
Pourquoi en faire d’autres ? Je n’ai jamais compris les peintres comme Poliakoff qui ont fait la même chose toute leur vie. Idem pour Mathieu ou Atlan qui ont trouvé leur style et à partir de là, c’était fini. Ils gagnaient leur vie comme ça. C’est d’une absurdité totale. Le cerveau humain nous offre cette extraordinaire faculté de créer en permanence, en cela le mouvement est aussi important que la création.
Pouvez-vous expliquer en quoi ?
Le mouvement élargit le champ créatif. Il m’a permis de ne pas me contenter d’un style. J’aurais pu faire carrière avec des « Lignes indéterminées » ou des cartons peints. Mais faire ça toute ma vie n’aurait pas été possible.
Il y a une autre chose importante dans votre processus, c’est l’échange avec les autres artistes majeurs de votre temps.
Oui, l’art est aussi une question d’opportunité. D’autant plus lorsque vous avez la chance de rencontrer Carl Andre ou Sol LeWitt. Vous commencez par les écouter. Echanger avec Robert Smithson ou Robert Morris était proprement extraordinaire. Avec eux, je prenais des leçons. En France, qui avait cette rigueur? Arman était un type très intelligent qui a su se renouveler, mais je n’ai jamais eu une conversation profonde avec lui. César, n’en parlons pas. J’ai eu une chance de me retrouver à New York en 1966, dans le milieu qu’il me fallait pour que je puisse m’épanouir.
Comment vous êtes-vous retrouvé là-bas ?
J’ai été recalé aux Arts Décoratifs de Nice, ce qui a été ma chance. Arman, que j’avais rencontré à Nice, m’avait offert une sculpture que j’ai revendue pour m’offrir un billet d’avion pour New York. Il ne m’en a pas voulu du tout, si peu d’ailleurs qu’il m’a donné deux numéros de téléphone, celui de Christo et celui de Roy Lichtenstein.
Que faites-vous en débarquant à New York?
J’ai appelé Christo. Il était déjà connu. Je sentais qu’il allait bombarder, comme on dit. Il a créé une œuvre très particulière qui n’a rien à avoir avec le land art ou le nouveau réalisme, comme certains le prétendent. Christo se définit par la monumentalité, la démesure de son travail. Je ne connais aucun artiste dépensant une telle énergie pendant des années pour réaliser une œuvre qui ne va durer que quinze jours ou trois semaines. Et qui va aussi financer complètement ses projets.
Que s’est-il passé pour vous ensuite ?
Arman m’a hébergé en 1966 dans son loft où il ne faisait que passer pour travailler. Je me suis mis à peindre des cartons. C’est alors que j’ai rencontré la collectionneuse Babette Newburger qui m’a emmené à un vernissage de Claes Oldenburg puis m’a invité à dîner au Max’s Kansas City où traînaient souvent Willem de Kooning, Robert Rauschenberg avec lequel j’ai dansé un slow ( rire), Donald Judd, Carl Andre et la bande de Warhol. Il y avait aussi Brice Marden, dont la femme servait à table.
Vous vous rendiez compte que vous retrouviez chaque soir dans l’un des épicentres de la scène arty /rock des années 60/70 ?
Oui bien sûr. Mickey, le patron du Max’s Kansas City qui avait compris que notre bande commençait à décoller, proposait de nous échanger des œuvres contre des repas. Je lui en avais donné une, et du coup, je venais souvent dîner. Souvent, Nico et le Velvet Underground jouaient pendant que Gerard Malanga faisait claquer son fouet. J’avais mis les pieds là où il fallait être. À l’époque, il fallait se défoncer pour traîner avec Warhol, bien que lui-même ne touchait à rien. Moi non plus. Ma came, c’était le travail. Le temps passe trop vite, les gens dorment. J’ai une énergie qui est complètement folle. Je me réveille et je me dis les Chinois travaillent encore, les Américains vont s’y mettre à 17 h. Pas une minute à perdre !
Mais le grand choc pour vous a été l’exposition de la collection Lipman au Whitney Museum.
Absolument ! Ce jour-là, j’ai découvert ce que j’appelle depuis « mes cousins d’Amérique ». Jusqu’alors, l’avant-garde, pour moi, c’étaient des Français comme Monory, Rancillac, Télémaque, Klasen, Aillaud qui faisaient du pop art à Paris mais je trouvais ça complètement ringard. Tout à coup, j’ai découvert Donald Judd, Sol LeWitt, des gens avec lesquels je pouvais communiquer et qui m’ont rassuré sur la direction que j’empruntais. Du jour au lendemain, j’ai arrêté de faire les cartons et j’ai fait mes premiers tubes en carton, peints en jaune industriel. Puis de retour quelques temps à Nice, j’ai décidé de montrer lors d’une exposition collective, un plan de tube plutôt que l’objet lui-même. Cela a été ma seconde épiphanie. Je me suis mis à faire des dessins industriels tout en me disant que je pouvais aller encore plus loin. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée de reproduire des diagrammes mathématiques. Ce n’était ni de l’art abstrait ni de l’art figuratif. C’était une troisième voie à suivre qui me semblait très intéressante.
Parmi tous ces artistes minimalistes, quel est celui qui vous a le plus influencé ?
Aucun, d’un point de vue purement artistique. J’aimais en revanche leur attitude, leur vivacité, leur manière de réfléchir et de parler d’art. C’était une époque où l’on échangeait beaucoup entre artistes. Je me souviens de discussions passionnées au Don Quichotte, le restaurant du Chelsea Hotel, avec la galeriste Virginia Dwan, Robert Smithson, Walter de Maria et Carl Andre. C’est l’époque où je squattais l’appartement d’Arman au Chelsea Hotel. Je me souviens d’une fête qu’il y avait organisé. Il y avait sans doute Patti Smith et Robert Mapplethorpe qui vivaient au Chelsea dans ces années-là, mais à l’époque ils n’étaient pas célèbres et de toutes façons on se fichait de qui était qui.
Parlez-moi de ces quatre années où vous avez décidé de tout arrêter. Pour quelles raisons ?
J’avais été tellement loin dans la radicalité qu’il me fallait faire une pause. J’avais établi un programme en 67 en me disant que j’allais travailler sur telle et telle discipline jusqu’en 1970 et puis j’avais constaté que je ne pouvais pas aller plus loin que là où j’avais été, avec une rétrospective à 29 ans au Museum Haus Lange de Krefeld et un an plus tard au New York Cultural Center. On m’a alors beaucoup critiqué, mais je pensais que j’avais accompli ce que je devais accomplir. J’ai eu la chance d’être invité à enseigner à la Sorbonne et à donner des conférences. Je disais aux gens : « si jamais je recommence à travailler, surtout ne prenez pas mes futures réalisations au sérieux ! »
Alors pourquoi avoir recommencé ?
J’avais compris que tout être humain est dans son œuvre même lorsqu’il ne le souhaite pas. Si je dis « j’ai choisi l’objectivité en art », c’est quand même moi qui le dis. Quoique je fasse, je suis dans l’oeuvre. J’ai vu les limites de cette objectivité et j’ai eu envie de recommencer à faire des tableaux que je ne montrais pas jusqu’au jour où le directeur du musée de Chicago m’a rendu visite et a découvert mes nouveaux travaux. Il m’a invité à la Documenta VI. Un texte du sémiologue Jacques Bertin sur la monosémie m’a permis dans ces années-là de confirmer mes intuitions. La monosémie est l’idée qu’une œuvre ne devrait avoir aucune autre signification que ce que l’on voit. Et si, effectivement, il n’y avait rien d’autre à expliquer que ce que l’on voit ? Cette réflexion a été une illumination parce qu’elle confirmait mes travaux. Yve Klein était le monochrome, j’étais le monosémique.
Pouvez-vous nous expliquer les origines de la Fondation ?
Au début, je cherchais simplement une maison où vivre, avec un bâtiment et un champ où poser mes sculptures. Le galeriste Enrico Navarra, qui n’est pas très loin d’ici, m’a parlé du Muy, idéalement situé entre les aéroports de Nice et de Toulon, et Saint-Tropez. C’est mon frère ainé qui m’a trouvé il y a trente-et-un an cet endroit magique comprenant un vieux moulin et une usine. Un jour, Frank Stella m’a vendu six grands reliefs ; j’ai décidé de faire bâtir une sorte de chapelle pour les abriter et peu à peu l’idée de fondation a germé dans ce qui, au départ, n’était que ma résidence.
Pourquoi avez-vous souhaité ouvrir votre espace privé au public ?
J’ai eu la chance de naître dans un pays qui m’a donné l’opportunité de réaliser ce que je suis devenu, d’acquérir tout ce que je possède ici. Je dois tout à la société, je trouve juste de tout rendre à celle-ci. On n’a pas le droit de garder. J’ai été très inspiré par la fondation que Donald Judd a réalisée à Marfa, au Texas. On était très copains. Judd était, comme moi, très critique sur la manière irrespectueuse des accrochages dans les galeries, les collections et les musées. Là, au moins, je dispose mes œuvres et celles des autres comme je l’entends. Je suis dans une plénitude absolue au Muy ; c’est un autoportrait réussi : vous venez ici et vous savez qui je suis.
Vous parlez souvent d’entropie, si présente dans les assemblages de sculptures que l’on peut notamment voir ici à la Fondation. Pouvez-vous m’en dire plus sur votre attirance pour la notion de désordre ?
J’ai, un jour, fait tomber par maladresse une maquette que j’avais réalisée avec des lignes droites. Et qu’est-ce que j’ai vu ? Un effondrement. L’inattendu, l’aléatoire, m’ont immédiatement paru comme des pistes passionnantes. J’ai alors commencé à travailler sur la notion de désordre, d’entropie. J’aime l’idée que l’œuvre devienne accident. Ce travail sur l’imprévisible, sur les combinaisons aléatoires de lignes indéterminées est, selon moi, le meilleur de mon œuvre.
Avez-vous des regrets ?
Aucun, parce qu’on ne peut pas tout avoir dans la vie. Parfois je me dis que j’aurais dû être un peu plus stratège. Christian Boltanski a expliqué quelque part dans un livre, qu’à ses débuts, il demandait aux uns et aux autres quels étaient les gens importants capables de l’aider à acquérir une envergure internationale. Il recueillait des noms et des coordonnées et les contactait. Je n’ai jamais pu faire ça. Si vous me dites que vous m’aimez bien, je vous donne tout. Avec moi, il faut vraiment que ça se passe naturellement. Je suis très bien où je suis. J’ai encore beaucoup de choses à réaliser pour les vingt-cinq, trente années qu’il me reste à vivre.
Bernar Venet. Difféomorphisme et discontinuité, Galerie Perrotin Marais et Place Vendôme jusqu’au 15 avril et Galerie Perrotin Matignon jusqu’au 22 avril, perrotin.com
Performance de l’artiste suivie d’une conférence animée par Transfuge mardi 4 avril à partir de 17h30. Entrée libre.