Rencontre avec le journaliste et député européen Renew Bernard Guetta, pour son essai stimulant La nation européenne, un bel éloge de l’Union européenne.
Vous déplorez certains travers du Parlement européen. Vous évoquez le « syndrome du Pont de la Rivière Kwaï » – du nom de ce film de guerre où des soldats britanniques acceptent mal de voir détruit par des bataillons alliés le pont qu’ils avaient si difficilement construit.
Quand des groupes parlementaires ou des commissions ont travaillé pendant des années sur un projet, il leur est difficile d’accepter de le remettre en cause parce que la conjoncture politique a évolué. Ce phénomène n’est pas incompréhensible, mais il conduit parfois à des situations absurdes. Mais ces péchés véniels, comme la recherche parfois excessive du consensus, sont très relatifs par rapport à ce que j’ai pu vivre depuis 4 ans.
Le Parlement européen a profondément évolué depuis 2016 et les déclarations de Donald Trump mettant en doute l’automaticité de la protection par les États-Unis d’un pays européen de l’OTAN s’il était attaqué.
En deuxième lieu, la pandémie du COVID a amené l’Union Européenne (UE) à acheter des vaccins en commun, démarche inédite, réalisée en dehors des Traités.
Puis nous avons connu le lancement spectaculaire d’un emprunt de 750 milliards d’euros, initiative quasiment proscrite par les Traités.
Et puis face à l’agression de M. Poutine, nous avons décidé dans les 2 jours et demi qui ont suivi, de fournir des armes à l’Ukraine, et nous en sommes maintenant à acheter aussi des munitions pour regarnir nos stocks qui se vident depuis 16 mois.
Vous écrivez que Poutine aurait demandé à son État-major d’acheter littéralement les généraux ukrainiens, car il était persuadé de leur faiblesse morale, symbolique pour lui de l’artificialité de l’Ukraine, qu’il était certain de voir tomber en quelques jours.
C’est typique de la psyché dans laquelle s’enferment beaucoup de dictateurs. Poutine a cru en son omnipotence et dans sa propre propagande ; il a cru à ce qu’il se raconte et à ce qu’on lui raconte depuis des années. À force de faire taire les voix critiques et les opposants, on se trompe et on s’abuse soi-même.
Vous écrivez aussi que la restitution de la Crimée à l’Ukraine ne serait pas une humiliation pour la Russie, mais un retour à la pleine souveraineté territoriale de l’Ukraine.
Cela serait surtout un retour au respect des lois internationales. L’Ukraine est devenue indépendante en 1991 avec des frontières intégrant la Crimée, reconnues par la Russie, la communauté internationale et l’ONU. Une telle annexion est tout simplement illégale. Un retour à la loi est souhaitable. Sera-t-il possible ? C’est une autre question, mais je ne considère pas du tout a priori que cela serait impossible, mais l’avenir le dira. Personne aujourd’hui ne peut l’affirmer avec certitude.
Vous évoquez par ailleurs la méfiance de vos collègues parlementaires des pays issus du Bloc soviétique vis-à-vis de la France.
Depuis l’éclatement du Bloc soviétique, la France est parfois vue par ces pays sortis du Bloc soviétique comme une nation voulant se poser en rivale des États-Unis – pays sur lequel ils comptent énormément pour leur sécurité, ce qui est bien compréhensible – et il y a donc une défiance vis-à-vis de la France sur ce premier point.
Deuxièmement, comme depuis le Général De Gaulle, il y a toujours eu une volonté de dialogue avec Moscou, ces pays soupçonnent la France – bien à tort, mais c’est ainsi – de vouloir s’entendre sur leur dos avec la Russie.
Mais il faut bien comprendre que du temps de la Guerre froide, ce n’était pas du tout le cas.
La France était alors acclamée car elle portait une autre voix dans les pays d’Europe centrale sous domination de l’URSS, et jusqu’en URSS.
François Mitterrand avait dit que les missiles étaient à l’Est et les pacifistes à l’Ouest, et réclamé dans un diner d’Etat au Kremlin la libération d’Andreï Sakharov. La diplomatie française a toujours été parfaitement claire dans ses rapports avec le régime communiste, et désireuse – comme l’a été l’Allemagne, par la suite – d’organiser un dialogue avec ces pays, dont on ne peut historiquement que se féliciter. Cette « détente » a été profitable pour ces peuples et pour la stabilité internationale.
Face à Poutine, le président turc Erdoğan – qui vient d’être réélu jusqu’en 2028 – a su se faire respecter, notamment en n’hésitant pas à abattre en 2015 un avion russe survolant l’espace aérien turc lors du conflit syrien. Erdoğan n’est-il pas finalement un atout pour l’Europe, d’un point de vue strictement géopolitique, plus que ne l’aurait été son concurrent à l’élection présidentielle, dont le programme de politique intérieure avait certes davantage les faveurs des Européens ?
M. Erdoğan est entré dans un rapport de force avec Poutine concernant le conflit syrien, mais dans la guerre d’Ukraine, le moins que l’on puisse dire est qu’il ne le fait pas. Comme on le dit des Chinois, il est dans une neutralité pro-Russes.
On est toujours soulagé de rester en terrain connu mais d’un autre côté, non, les chancelleries occidentales auraient été ravies d’être débarrassées de M. Erdoğan, qui leur pose d’énormes problèmes, partout, constamment, et pas seulement en Ukraine, mais aussi au Proche-Orient, ou en bloquant l’entrée de la Suède dans l’Alliance Atlantique.
Pour revenir à l’Union européenne, vous proposez un système d’adhésion graduelle.
Les institutions actuelles ne permettraient pas de fonctionner à 35 ou 36 États, voire plus.
Tous les États candidats à l’entrée dans l’UE ne souhaitent pas le même degré d’intégration, et c’est déjà le cas avec des pays de l’UE qui n’appartiennent pas à l’Espace Schengen, ou à la zone Euro, comme la Pologne.
Il faudrait développer cette diversité de degrés d’adhésion. Le premier étage de la fusée pourrait intégrer les pays qui souhaitent se limiter au Traité de Rome et au Marché commun, un deuxième étage ceux qui se satisfont de l’état actuel de l’UE, et un dernier étage irait encore plus loin dans l’intégration politique.
La crise du COVID et le conflit en Ukraine semblent avoir réveillé l’Union Européenne.
Henry Kissinger n’aurait plus aujourd’hui à se demander « quel est le numéro de téléphone de l’Europe » ?
Non, on se le demande beaucoup moins.
Depuis au moins l’élection de Trump en 2016, qui se détournait de l’OTAN et de l’Europe, l’Union Européenne existe véritablement. L’union européenne a fait de grands bonds en avant depuis 7 ans, même si rien n’est irréversible en politique. Nécessité faisant loi, je crois beaucoup que nous allons approfondir ces avancées et en faire d’autres, même s’il y aura des difficultés et des conflits.
Je ne suis pas d’un optimisme béat ; il y aura des tempêtes, mais nous les traverserons !
La Nation européenne, Bernard Guetta. 192 p., Flammarion. 20,00 €