Le second roman de Matthieu Peck se présente comme un duel rétrospectif entre deux amis qui « règlent leurs comptes »
Sándor Márai, le grand écrivain hongrois, est l’auteur d’un classique, Les Braises, dont la structure dramatique a été souvent reproduite. Après une longue séparation, deux hommes se retrouvent pour « s’expliquer », mais l’on devine bientôt que leurs plaidoiries respectives dissimulent un règlement de comptes. C’est un même face-à-face que Matthieu Peck met en scène dans Déjà les mouches. Gilles Krafft, homme d’affaires alcoolique et pervers, raconte ses déboires à son ami et rival William Hodnel, que vient de quitter sa femme Janice dont Gilles était un prétendant. Ce dernier passe pour « un homme comme tout le monde, c’est-à-dire génétiquement voué à la paresse, et dont les seuls moteurs peuvent être l’émancipation absolue des contraintes — l’argent — ou la recherche philanthropique d’une force mystérieuse qui les dépasse — la beauté, l’amour ». Rodnon, sa société, produit des gammes de sirops et de liqueurs dont le vermouth a été un produit-phare. Il a embauché une jolie étudiante à la recherche d’elle-même, Angèle, dont il s’est épris au point de l’emmener dans des clubs échangistes.
À travers ces deux figures masculines, Matthieu Peck nous livre une vision désabusée, voire cynique, des enjeux sous-jacents à la vie sociale et à l’amour. Elle se traduit par un style redondant à dessein, saturé de commentaires et caractérisé par le martellement de maximes qui évoquent la logorrhée d’un ivrogne, à l’instar de Finnegans Wake de James Joyce. « Là où William n’eut pas tort, observe le narrateur, c’est en se positionnant comme celui qui sait ce que le mensonge implique, le mensonge à soi-même, principalement, qui consiste à ne pas voir les choses en face, c’est-à-dire ces années qui vous isolent, quoi que vous y fassiez. » Souvent nébuleux, ces aperçus sont censés nous éclairer sur les agissements des protagonistes surtout mus par l’appât du gain, l’ambition et la concupiscence. « L’aventure d’une entreprise est similaire à l’entreprise d’une vie, remarque Gilles Krafft : c’est son progrès qui importe, mais jamais au détriment du reflet qu’elle renvoie, le soir venu, lorsqu’il est l’heure de se placer face aux vérités du miroir. »
Trismus, le premier roman de Matthieu Peck, a paru en 2019 aux éditions Bartillat. Dans ce florilège d’expérimentations stylistiques, il lançait déjà, avec un humour grinçant, assorti de réflexions sentencieuses, un réquisitoire contre le libéralisme et notre époque neurasthénique où la naïveté, le rêve et l’émerveillement sont bafoués : « La solitude d’un homme est toujours montée sur les tréteaux du vice. » Illustrées d’images parfois scabreuses, les rafales d’aphorismes de Déjà les mouches confèrent à ce nouvel opus une tonalité déconcertante, l’amertume le disputant au désenchantement : « Il y a tant à accomplir sur terre. Le tabac et les cunnilingus. L’abstention et les as de trèfle. Mais que faire ? » En quête d’une rédemption ou d’une catharsis, les personnages de Matthieu Peck s’épanchent à la faveur d’une cuite qui annonce une méchante gueule de bois.
Déjà les mouches, roman. Matthieu Peck. Gallimard, 240 p., 20 €