Une pépite du festival ManiFeste de l’Ircam : Cortèges, spectacle chorégraphique et contemporain s’offre à la Philharmonie en même temps que le chef d’œuvre de Varèse, Amériques. Deux façons de nous plonger dans la condition urbaine.
New York, 1921 : six ans après son arrivée aux États-Unis, le compositeur français Edgar Varèse achève une version initiale d’Amériques. C’est la première de ses œuvres qu’il conserve. Elle répond enfin à sa vision protéiforme de la musique.
San Francisco, 2021 : un trio créatif, formé par le compositeur Sasha J. Blondeau, l’écrivaine Hélène Giannechini et le danseur, chorégraphe et chanteur François Chaignaud ( au centre de la photo), se retrouve à la Villa Albertine pour travailler à une commande de l’Ircam, du Centre Pompidou et de la Cité de la Musique, en vue du festival ManiFeste. De cette collaboration a émergé Cortèges, une œuvre hybride, présentée en création mondiale ce 8 juin à la Philharmonie de Paris, mêlant texte, musique synthétique et instrumentale. Un seul corps, une seule voix face à l’orchestre.
À cent ans d’intervalle, Amériques et Cortèges, deux œuvres plurielles, se rejoignent dans leur manière spectaculaire et concrète d’aborder le son et l’espace, mais aussi dans une vision brutale et intense de la ville, féroce, absurde, esseulante et belle.
Tandis que le public s’installe dans la grande salle Pierre Boulez – public en partie venu pour François Chaignaud dont on connaît l’habileté à flouter et renverser les codes de genres -, l’Orchestre de Paris est déjà au complet, les musiciens repoussés au fond et sur les côtés de la scène, certains disséminés sur les balcons, dans une disposition inhabituelle, métaphore de la solitude (un basson sur la rangée des violoncelles, une flûte sur celle des violons). Le chef Alain Altinoglu se tient immobile sur son estrade, au centre, insulaire. Assis sur une simple chaise, enveloppé dans une veste noire plissée à la Issey Miyake, doté d’un micro serre-tête, François Chaignaud esquisse quelques mouvements. Et la musique finit par s’inviter sur un accord aigu et angoissant de percussions et cordes, de trompettes bouchées et sons électroniques, dans une dissonance de plus en plus dérangeante. Puis la voix se met à déclamer : Où aller maintenant ? Le brouillard est descendu…
Le spectateur pourra suivre le texte, distribué en sus du programme, sur un fascicule intitulé livret, bien qu’il ne s’agisse pas d’un opéra, comme pour marquer le caractère inclassable du spectacle et le refus des catégorisations, texte ponctué d’images de Gay Prides des années 70 à San Francisco – cortèges, donc. Inspiré de Masse et puissance d’Elias Canetti, sur le pouvoir et la notion de communauté, ce livret rappelle aussi Edgar Poe et sa nouvelle L’homme des foules, sur l’isolement urbain d’un homme qui répète inlassablement le même parcours. Mais c’est un texte éminemment contemporain, faisant usage du pronom iel et où les e du féminin se distinguent par une graphie particulière. La voix de François Chaignaud est hypnotique, parfois enregistrée et projetée depuis l’arrière de la salle alors qu’il ne chante ou ne parle pas. Ses mouvements sont comme suspendus, lentement décomposés. Le corps, dans ses moindres aspects, habite l’espace, et même les ongles, longs et métallisés, se transforment en instrument hybride, entre flûte et percussion. Seul regret : que dans cet enveloppement musical à 360 degrés, le texte devienne par instants inaudible.
La deuxième partie du spectacle, consacrée à Varèse, s’ouvre sur la pièce pour flûte solo, Densité 21,5, admirablement interprétée par Vincens Prats, debout dans un halo de lumière au milieu de l’orchestre, puis, sans transition, Amériques (version 1929). L’orchestre, cette fois resserré autour du chef, forme un ensemble impressionnant de plus d’une centaine de musiciens.
Alain Altinoglu, directeur musical de la Monnaie de Bruxelles depuis 2016, que l’on connaît dans un répertoire plutôt classique, semble à son aise dans ce programme. Sa direction est d’une extrême précision, une nécessité devant cette masse instrumentale. Plus qu’il ne nuance les cordes, il sait faire admirer la brillance et la puissance des cuivres. On sort énergisé de ce spectacle.
Cortèges, de Sasha Blondeau et Amériques d’Edgard Varèse, dans le cadre du festival ManiFeste, Philharmonie de Paris, 9 juin.