À l’Espace Rachi Guy de Rothschild à Paris dans le cadre du Festival des Cultures juives, l’acteur restitue avec brio la stature hors du commun du romancier et journaliste à l’occasion d’une lecture tirée de ses entretiens pour la radio avec Paul Guimard.
Débarqué à Berlin à la fin des années 1920, il assiste, ébahi, aux premiers rassemblements en faveur d’un inconnu nommé Adolf Hitler. Quelques mois plus tard, à New York, devant les vitrines vides des magasins et les queues gigantesques pour obtenir un peu de pain et du café dans ces institutions caritatives que sont les Breadlines, il constate les ravages de la grande dépression. À ne considérer que ces deux exemples, mais il en existe bien d’autres, Joseph Kessel a ce don plutôt rare de se trouver systématiquement là où quelque chose se passe.
À l’écouter tel que Jacques Weber rapporte ses propos lors d’une lecture devant une salle comble le 26 juin à l’Espace Rachi Guy de Rothschild à Paris, cette capacité à être au bon endroit au bon moment serait simplement le fruit du hasard. Présenter ainsi les choses est évidemment une forme d’élégance de la part d’un infatigable bourlingueur qui fut aussi un journaliste hors pair. Le texte lu et l’on pourrait même dire interprété avec humour et sagacité par le comédien est tiré d’un entretien radiophonique réalisé en 1956 avec Paul Guimard, futur auteur du roman Les Choses de la vie. Cette relation entre un jeune journaliste, écrivain en herbe et son aîné, transparaît clairement dans l’attitude ouvertement chaleureuse de Jacques Weber. Car même si l’interviewer n’apparaît pas, il n’en est pas moins présent non seulement par le tutoiement utilisé par Kessel, mais aussi par les allusions au « contrat » passé entre eux stipulant que Guimard doit lui fournir pour l’entretien une bouteille de vodka. Régulièrement, l’acteur se sert des lampées d’une carafe d’eau qu’il boit âprement comme s’il s’agissait d’un alcool fort. De quoi relancer la machine aux souvenirs un peu à la façon d’une malle qu’on ouvre pour en extraire des trésors accumulés là en vrac.
Joseph Kessel est né en Argentine de parents russes contraints de fuir leur pays à cause des persécutions dont les juifs faisaient l’objet au début du XXe siècle. Après une enfance en France, il devient journaliste « par hasard », dit-il sur les conseils d’un de ses professeurs. Lors d’une enquête sur les marchés aux esclaves au Moyen-Orient, l’écrivain Henri de Monfreid le met en contact avec le milieu pour le moins trouble du trafic d’êtres humains. Ce sera son premier grand reportage. À l’écouter, par la grâce de la voix et de la présence de Jacques Weber, Kessel séduit par sa capacité à aller où bon lui semble avec une étonnante liberté. Il raconte ainsi comment il a passé des nuits et des nuits dans des cabarets de Riga à assouvir sa passion pour la musique tzigane, jusqu’à ce que le manque d’argent l’oblige à retourner en France.
En Palestine dans les années 1920, il découvre la vie en communauté dans ce qui ne s’appelle pas encore des kibboutz. À Beyrouth, il visite les bas-fonds de la ville où règne la pègre. Puis il est en Espagne où dans le chaos la guerre civile il pressent la catastrophe à venir avec la montée du fascisme en Europe. Toujours il insiste sur le fait que ce ne sont pas les idées qui le motivent mais une passion « pour les hommes, les femmes, les enfants… ». À Hollywood où il a pris ses quartiers répondant à une commande qui lui a été faite d’un scénario pour un film de Charles Boyer, il est déçu par l’atmosphère artificielle de la ville. Très vite il repart. Pour l’Amérique du Sud les traces de son ami l’aviateur Jean Mermoz récemment décédé dont il veut raconter l’histoire. Écouter Joseph Kessel, c’est se trouver face à un homme dont l’appétit de vie, la soif d’aventures et l’intérêt pour les autres est insatiable. Un géant dont Jacques Weber restitue avec générosité l’esprit alerte et le sens profondément humain et personnel de ce qui fait le sel d’une existence bien remplie.
Festival des Cultures juives, jusqu’au 29 juin à Paris.