Dans Les Messagères, Jean Bellorini façonne un écrin où s’épanouit le talent de neuf formidables comédiennes afghanes ayant échappé de justesse à la prise du pouvoir des talibans en 2021. Une révélation.
Des jeunes filles qui jouent sur un plan d’eau. Impossible de ne pas penser face à cette effusion de joie et de liberté à l’oppression à laquelle sont aujourd’hui confrontées les femmes en Afghanistan. Les actrices que l’on découvre sur la scène du TNP de Villeurbanne où elles interprètent Les Messagères d’après la pièce Antigone de Sophocle, en savent quelque chose. À la suite du départ précipité de l’armée américaine en août 2021, elles ont pu être évacuées en catastrophe de leur pays sous domination des talibans.
Appartenant à une troupe de théâtre amateur basée à Kaboul, l’Afghan Girls Theater Group, ces actrices ont été accueillies à Lyon par Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération, et Jean Bellorini, directeur du TNP. Aux jeux charmants qui ouvrent le spectacle, succède le monologue d’une jeune femme qui avec des mots profondément émouvants évoque le terrible destin qui consiste pour des petites filles à n’apercevoir le monde que de loin, à travers une fenêtre ou quelque autre ouverture dotée de barreaux. Cette image forte, d’autant plus dérangeante qu’elle est énoncée d’une voix douce, est un écho anticipé du sort d’Antigone condamnée à mourir de faim et de soif entre quatre murs.
En mettant en scène ce spectacle à la fois sobre et d’une grande probité, Jean Bellorini s’est appuyé sur le vécu singulier ainsi que sur la personnalité de chacune des actrices. Au cours d’ateliers menés régulièrement pendant l’année 2022, celles-ci ont émis le désir de répéter Antigone, pièce qu’elles connaissaient et dont le sujet n’était pas étranger à leur expérience. Si depuis leur arrivée dans notre pays, ces jeunes femmes ont appris le français, se sont inscrites à l’université et travaillent pour financer leurs études, c’est dans une traduction en dari, leur langue maternelle, qu’est joué le spectacle. L’immense plan d’eau autour duquel s’articule la scénographie a quelque chose d’un miroir déformant où se reflètent les remous d’un univers tourmenté. C’est depuis cette surface instable que les deux sœurs, Ismène et Antigone, allongées sous les étoiles, contemplent une lune énorme – comme dans un film de Méliès, on distingue nettement les cratères. Parfois cette lune descend pour se rapprocher de la scène jusqu’à se dédoubler comme si le ciel et la terre soudain s’unissaient justifiant la volonté d’Antigone d’enterrer son frère, Polynice, en dépit de la loi imposée par Créon qui lui refuse une sépulture. Deux mondes alors s’opposent, celui des morts, auxquels Antigone veut rendre l’hommage qui leur est dû, et celui des vivants auxquels Créon entend imposer sa volonté. Interprété par l’actrice Sohila Sakhizada, sa détermination face à Antigone, jouée par Freshta Akbari, bien qu’inébranlable laisse quand même planer une ombre de doute que restitue parfaitement cette mise en scène.
Car si Antigone affronte la loi, c’est un ordre autrement redoutable que défie Créon en s’opposant aux dieux. Ce que la prophétie de Tirésias quant aux malheurs qui vont s’abattre sur lui et les siens ne tarde pas à confirmer ; avec les morts d’Hémon, son fils, promis à Antigone, et d’Eurydice, son épouse. La difficulté – qui est aussi une qualité – de la tragédie grecque pour un metteur en scène, c’est qu’elle ne montre pas tant les actes que leurs effets sur les personnages du drame. Le pari est alors de ne pas donner l’impression d’un jeu figé uniquement construit sur des récitatifs. La réussite formidable de ce spectacle tient précisément à la façon dont Jean Bellorini enchaîne habilement mouvements et péripéties. Par un travail méticuleux de direction d’acteurs, il offre aux comédiennes suffisamment d’espace et de souffle pour exprimer aussi bien collectivement que chacune à sa manière non seulement l’émotion suscitée par le déroulement inexorable de la tragédie, mais aussi une paradoxale dimension d’espoir avec, quand cela s’y prête, une dose de comique gérée avec tact. Il en résulte un spectacle prenant, juste, nourri de tendresse, de sensibilité et d’une profonde humanité.
Les Messagères, d’après Antigone de Sophocle, mise en scène Jean Jean Bellorini, avec l’Afghan Girls Theater Group. Au TNP, Villeurbanne.