À l’Opéra de Rouen, le metteur en scène Romain Gilbert reconstitue l’œuvre de Georges Bizet telle qu’elle fut représentée lors de sa création en 1878.
Les mains liées après son arrestation par Don José, Carmen paraît plus libre que jamais. Tellement libre, comme en témoignent le chant et la fougue enjouée de la mezzo-soprano Deepa Johnny dans le rôle de l’héroïne, que le brigadier – interprété par le ténor Stanislas de Barbeyrac – la laisse s’enfuir après qu’elle lui ait donné rendez-vous à la taverne de Lillas Pastia. Ce moment de grâce à la fin du premier acte est d’autant plus appréciable qu’il ranime une action parfois empêtrée dans les contraintes d’une production dont le parti pris n’est pas des plus évidents.
Le projet conçu par le metteur en scène Romain Gilbert de reconstituer la version d’origine de Carmen, c’est-à-dire telle qu’elle fut découverte par le public de l’Opéra Comique en 1875, pose un certain nombre de questions au spectateur contemporain. D’une part, on est sensible au charme suranné des décors, fruits d’un travail issu de recherches minutieuses dans les archives réalisées par le scénographe Antoine Fontaine. Ainsi dès le premier tableau exposant une place de Séville avec en fond le clocher de la Giralda, sa célèbre cathédrale, et la Plazza de Toros, on a le sentiment de se trouver au milieu d’une carte postale inspirée d’une gravure tirée de quelque vieux livre. L’œuvre de Bizet, devenue mythique, est ici un monument qu’il convient de restituer dans son jus d’époque. Cela veut dire aussi que le spectacle respecte autant que possible les didascalies mentionnées dans le livret de 1875.
Le pari incontestablement réussi, compte tenu de quelques adaptations indispensables aux contraintes contemporaines, a cependant pour effet d’en souligner l’exotisme. Le naturalisme de Carmen, qui choqua tant lors de sa création, prend avec le recul des années une dimension parfois comique. Pour autant, malgré l’impression de visiter un site touristique rouvert depuis peu au public, la charge érotique du récit de Mérimée où amour et pulsions délétères jouent leur partition sur fond de mise à mort tauromachique reste plus que jamais d’actualité. Comme dans la tragédie grecque c’est le destin inexorable qui ici tire les ficelles ; en l’occurrence ce sont des cartes que l’on tire quand dans la montagne les trois gitanes, Mercédes, Frasquita et Carmen interrogent leur avenir. Il se mêle à ce moment-là un double sentiment d’ironie joueuse, comme si l’on se mesurait crânement au destin, et de résignation.
S’il y a quelque chose qui résonne fortement dans cette version de Carmen, c’est la façon dont la mort y est régulièrement à la fois défiée et acceptée. Là est peut-être la clef de la liberté absolue exprimée par Carmen dont les choix, comme chacun sait, ne respectent aucune loi avec les risques que cela comporte, dont celui de périr d’un coup de couteau. La musique dirigée par Ben Glassberg restitue cette tension dramatique dont les accents tantôt joyeux ou tragiques renvoient évidemment à l’univers du cirque ou de la corrida. Ce théâtre de la cruauté ne va pas sans mélancolie comme en témoignent les airs chantés en particulier par la soprano Julia Maria Dan, parfaite dans le rôle de Micaela, mais aussi quoique plus inégaux le Don José de Stanislas de Barbérac et l’Escamillo interprété par la basse Nicolas Courjal et bien sûr la toujours amoureuse et insaisissable Carmen de Deepa Johnny.
Carmen, de Georges Bizet, direction musicale Ben Glassberg, mise en scène Romain Gilbert, Chœur Accentus / Opéra de Rouen Normandie. Le 30 septembre et le 3 octobre à l’Opéra de Rouen. À noter : la représentation du 30 septembre est retransmise en direct sur le site de l’Opéra de Rouen et celui de France 3 Normandie ainsi que dans le hall de la gare de Rouen.