L’incontournable metteur en scène russe Kirill Serebrennikov s’attaque à Wagner : un Lohengrin en pleine guerre ukrainienne, magnifiquement interprété, mais qui pose question.

Jusqu’à quel point, une œuvre dramatique peut-elle être modifiée par un metteur en scène ? Quelle est la limite entre l’interprétation et le kidnapping ? Peut-on prendre un opéra et, sans en changer une note ni un mot, lui faire dire le contraire (ou presque) des intentions de son créateur ?

Ces questions sont des vieilles lunes et agitent les passionnés d’opéra depuis les années cinquante ; mais face au Lohengrin proposé en ce moment à l’opéra Bastille, elles retrouvent toute leur actualité. 

On le sait, l’opéra de Wagner se déroule dans un Moyen Âge de fantaisie, où la malheureuse Elsa von Brabant est accusée du meurtre de son frère tandis qu’un mystérieux chevalier sans nom arrive en chevauchant un cygne géant. Toute la quincaillerie romantique du premier Wagner est ici à son apogée et l’œuvre est une suite de chœurs enflammées et de huis-clos tendus. 

Pour sa première collaboration avec l’Opéra de Paris, le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov donne un coup de balai radical sur cet opéra créé en 1850 et bouscule tous nos repères. Nous ne sommes pas dans la relecture d’une œuvre, mais sa récriture. Il est même nécessaire de lire le texte « synopsis et personnages » qui ouvre le programme, sinon le spectateur habituel de Lohengrinrisque d’être perdu. Le premier acte se déroule dans la tête d’Elsa, peuplé de fantômes ; le deuxième dans la clinique psychiatrique où elle est tenue sous psychotropes ; puis dans un hôpital militaire en marge d’une guerre interminable…

Opposant revendiqué à la politique de Vladimir Poutine (au point d’être assigné à résidence à Moscou, lorsqu’Alexander Neef, directeur de l’Opéra, est venu lui proposer ce Lohengrin) Serebrennikov a bien entendu voulu traiter de façon métaphorique l’enlisement tragique du conflit ukrainien. Et on ne peut que louer la force des tableaux, la beauté plastique des scènes, la constante inventivité visuelle (superbe usage de la vidéo, qui rappelle que Serebrennikov est également cinéaste), ainsi qu’une direction d’acteur qui pousse les chanteurs jusqu’au plus profond de leurs personnages. Mais une question se pose à nouveau : est-ce le Lohengrin de Wagner ou celui de Serebrennikov ? Un spectateur n’ayant jamais vu l’œuvre est en droit de se sentir floué. 

On pourra toujours lui arguer qu’il suffit de fermer les yeux et se laisser porter par la musique, car le flux wagnérien est irrésistible. D’autant que le plateau réuni sur la scène de la Bastille est de haute tenue, jusqu’aux plus petits rôles. Le Heinrich de la basse Kwangchul Youn et le Heerufer du baryton-basse Shenyang sont d’une superbe autorité. Le Lohengrin du ténor polonais Piotr Beczala est tel que l’a voulu Wagner : un timbre solaire, presque italien, où sourd toujours l’orage germanique. Quant à la vibrante Elsa de la soprano irlandaise Sinéad Campbell-Wallace, elle pourra sembler un brin légère, mais Serebrennikov en fait une folle à la Lucia di Lammermoor ou Ophélie, rôle qu’elle joue avec une justesse remarquable. La distribution est toutefois dominée par les plus célèbres Thénardier du Wagnérisme : Ortrud et Telramund. Paradoxe : Serebrennikov en fait des personnages presque positifs, humains ; sans doute est-ce pour cela que Nina Stemme et Wolfgang Koch sont si habités par leurs personnages, nous donnant une leçon de théâtre et de chant. 

Dans la fosse, remplaçant un Gustavo Dudamel rentré au bercail avant l’été, le chef anglais Alexander Soddy dirige cette partition d’une main de maître, nous offrant un Wagner tendu mais sensuel, resserré mais vibrant, enivrant mais sans emphase. Quant aux chœurs, si important pour cet « opéra romantique », ils ne méritent que des éloges. 

Mais bon, l’Ukraine… 


Lohengrin de Richard Wagner, Direction musicale Alexander Soddy à l’Opéra Bastille – du 23 septembre au 27 octobre 2023, plus d’informations