Syrinx, le titre du nouveau livre de la photographe Joséphine Michel est mystérieux : il nous plonge parmi les oiseaux, dans leurs couleurs et leurs chants. S’ouvrant par un texte du fameux anthropologue Tim Ingold, ce livre de photos est un monde en soi, d’une troublante beauté. Rencontre.
Propos recueillis par Oriane Jeancourt Galignani
Réflexion sur les oiseaux, leur présence dans les forêts, leur nature tangible et spirituelle, Syrinx est un livre rare. Alliant la splendeur des plumages, les silhouettes et l’étrangeté des regards des oiseaux, le travail de Joséphine Michel nous place au plus près des créatures. Par le travail riche qu’elle accomplit sur l’image et sa surface, elle se place aussi dans une mythologie : celle de la représentation de l’oiseau, sans cesse poursuivi, adoré ou craint. Car l’oiseau est une présence physique, mais aussi un chant qui hante les forêts et les esprits. Or, Joséphine Michel dans certaines images, notamment d’oeils, renverse la perspective, et nous mène dans un lieu étrange ; le point de vue, de sensation, de l’oiseau. Peut-être même jusqu’à la naissance du chant de l’oiseau. C’est bien ce lieu qui couve le plus grand mystère, et que Tim Ingold aborde dans son texte limpide et profond : « « Est-ce extravagant d’imaginer que lorsque nous entendons l’oiseau chanter, l’oiseau lui-même-avec son œil dans l’oreille-« voit » son propre son comme un motif dans la lumière ? » (…) Ces visions audibles sont peut-être hors de portée des humains ordinaires. » Mais elles sont à la portée des artistes qui prennent le temps, « l’attention » nous dit Joséphine Michel, et offrent leurs esprits à cette recherche.
Comment est né ce projet de livre de photographies avec Tim Ingold ?
La première partie du travail a été effectuée seule. Une nuit, sur l’île de Porquerolles, je suis allée me coucher avec une image banale, générique d’un oiseau en tête. Le lendemain matin, je me suis faite réveillée par le chant magnifique de ce qui me semblait être une huppe. J’ai alors réalisé l’immense écart entre la pauvreté de mon image mentale et la splendeur inouïe de ce chant. J’ai décidé instantanément d’aller photographier, avec l’espoir de faire une image qui incarnerait plus justement l’oiseau. Voici la première impulsion.
Après de multiples voyages, au lac Kerkini en Grèce, dans le delta du Danube en Roumanie, dans la région d’Extremadura en Espagne, j’ai ressenti intensément la nécessité de correspondre avec quelqu’un à ce sujet. Tim Ingold s’est imposé comme une évidence, j’étais une fervente lectrice de son œuvre, d’Une brève histoire des livres à Being Alive, de ses écrits sur la relation de l’humain à l’animal, et aussi, et surtout, des analogies et des tensions entre le regard et l’ouïe. J’ai trouvé son adresse sur le site de l’université d’Aberdeen, et je lui ai écrit un e-mail, tel une bouteille à la mer. Il y a répondu deux mois plus tard, et j’ai eu la chance d’être en échange constant avec lui depuis.
« Syrinx », le titre en est aussi mystérieux qu’envoûtant, que signifie-t-il ?
Je désirais choisir pour titre un mot, une expression ou une phrase qui provienne de l’essai que Tim écrirait pour le livre. La syrinx est l’organe du chant de l’oiseau. À la différence de notre larynx, elle permet d’émettre deux sons à la fois. J’ai trouvé ce titre intéressant car il faisait relation au sonore, et que le livre lui-même était composé de deux notes simultanées, le texte d’une part, les images de l’autre. Syrinx est également le titre d’une œuvre magnifique de Debussy pour flûte solo, et a une résonance mythologique (la nymphe).
J’étais également à la recherche d’un titre qui se prête de manière égale au français et à l’anglais, qui fasse sens dans les deux langues. Si la sonorité de Syrinx est un peu âpre en français, je la trouve magnifique en anglais. J’attache de l’importance à l’anglais, j’ai vécu cinq ans à Londres et cette langue fait désormais partie de mon ADN.
Il est frappant comme vos images s’attachent parfois au détail de plumes, d’un oeil, de l’oiseau, comme vous nous menez à une intimité avec le corps, la présence de l’oiseau… Comment avez-vous procédé pour nous mener aussi proche de la créature photographiée ?
Avec un appareil photo de touriste armé d’un grand zoom, aussi sec que ça. Je dois dire à ce point que je n’ai jamais réussi à faire de bonnes photos avec un bon appareil. Il a fallu, pour s’approcher de l’oiseau, de multiples tentatives, plus ou moins heureuses et adroites ; il a m’a fallu « chanter » et me mouvoir de certaines manières pour qu’ils ne s’envolent pas effrayés, et me laissent s’approcher d’eux de très près.
J’ai commencé vraiment à me rapprocher à partir du moment où j’ai compris que je ne voulais pas seulement prendre des photographies de l’oiseau dans le paysage mais comme un paysage. J’ai tenté de déjouer la représentation ornithologique, réaliste, ou plutôt j’ai recherché un autre réalisme, celui de la sensation. Ces images de plumes en close-up me faisaient penser à des tableaux d’humeurs, d’états et de formes de la conscience. Le musicien Pierre Schaeffer parlait de « reconquête nécessaire de l’abstrait par le concret. » – j’ai sans cesse oscillé entre l’incarnation et l’abstraction.
Parleriez-vous du regard de l’oiseau ? Si oui, l’avez-vous recherché ?
Pour les photographies de plumes, j’étais constamment à l’affût de la forme, du cadrage et de la lumière qui corresponde à ma propre humeur. J’ai ressenti le besoin impérieux d’aller à rebours. Dans les photographies d’yeux, l’oiseau n’est plus seulement un objet de fascination, il est également un sujet de révélation. Le voyeurisme du photographe est ainsi confronté, mis à l’épreuve, rendu à sa responsabilité. Il y a cet extrait de poème d’Antonio Machado qui me revenait sans cesse en tête : « L’oeil que tu vois n’est pas oeil parce que tu le vois, il est oeil parce qu’il te voit ». Dans ces images, j’ai eu envie que le regard de l’oiseau soit souligné, que le lecteur soit invité à y faire face. Tim Ingold décrit ça remarquablement dans son texte : face à un œil, on est également face à un esprit. Les regards que les oiseaux m’ont tendus, et ceux qu’ils tendent a fortiori au lecteur ne sont pas toujours doux et tendres. Au contraire, une certaine anxiété, frayeur, douleur, colère émane de ces images que j’envisage comme des alertes.
Rendre visuel le chant de l’oiseau, était-ce votre objectif ?
Plus que du chant de l’oiseau, c’est le monde sonore lui-même de l’oiseau auquel j’ai tenté de donner une visibilité. Par le cadrage, l’observation des textures et des tonalités, j’ai essayé aussi d’interpréter visuellement des sons moins harmonieux et plus élusifs que le chant : des froissements de plumes, par exemple, ou les piaillements, ces appels brefs. Je désirais que quelque chose de ce monde sonore surgisse dans le visible des photographies, de former des équivalents, pour reprendre l’expression de Stieglitz qui « écoutait » les nuages. J’ai envisagé progressivement ces images de plumes comme des partitions photographiques pour les analphabètes du solfège, dont je suis. L’utilisation d’un appareil numérique induisait l’apparition de pixels, à mille lieues de la sensualité des oiseaux, et de la photographie argentique. Mais souligner l’artificialité du processus, confronter le binaire au sensible, donne lieu à des tensions et des frictions qui m’ont intéressée.
Quelle relation entretenez-vous avec les oiseaux pour leur consacrer ainsi un tel travail ?
Avant ce livre, rien que de très commun dans ma relation aux oiseaux – une admiration et une peur mêlées. L’intensification a été progressive. L’expérience s’est enrichie par ce qu’on appelle en anthropologie l’attention participative, ou la participation attentive. Ce sont des rencontres avec des aigles, des moineaux, des pélicans singuliers qui ont alimenté mes prises de vues, improvisées et très intuitives, avec pour ligne commune la quête d’une présence la plus attentive possible.
Dans votre travail, vous avez abordé différents espaces et approches de l’image, je pense notamment au très beau Halfway to white, qui nous plongeait dans un monde géométrique et spectral saisissant, vers quel univers pensez-vous aujourd’hui vous tourner ?
J’ai une ou deux pistes, mais elles sont tellement en germe que je serais bien incapable d’en parler. J’ai compris récemment qu’il me suffisait d’évoquer un projet naissant pour m’enlever toute énergie pour le réaliser. Ce dont je suis à peu près sûre, c’est qu’il risque d’être très différent de Syrinx. J’ai besoin, pour chacun de mes livres, de partir d’un point inconnu qui engage une expérience photographique qui me soit inédite, loin de toute maîtrise.
Syrinx, Photographies de Joséphine Michel, Essai de Tim Ingold, éditions Fario, 118p, 49€