Face aux images qui affluent chaque jour, face au lit de bébé ensanglanté d’Israël, face au visage calme et profond de Dominique Bernard, face aux ruines de Gaza, face à la peur des enfants de Gaza, face aux selfies hilares des terroristes islamistes autour du corps d’une fille sans doute violée, ricanant sous captagon, ou non, parfois la drogue n’est même pas nécessaire, face aux nombres de morts qui tombent, inlassables, face aux gens, autour de nous qui ne vous en disent pas un mot, ou qui cherchent à recontextualiser, ( le mot le plus abject entendu ces dernières semaines), difficile de revenir à la littérature. Car la littérature peine à être le lieu de l’indignation, et nous sommes aujourd’hui principalement indignés. Touchés dans notre dignité d’humain, d’Occidental, de démocrate. Dans notre volonté aveugle et sourde qui s’obstinait à croire que la barbarie appartenait à un autre temps, qu’on n’éventrait les bébés que dans les plaines russes du début du siècle dernier, que l’on poignardait les profs qu’en Afghanistan ou sous la Révolution culturelle de Mao, que l’on ne tuerait plus de juifs parce que juifs après la chute de l’’Allemagne nazie. Mais les images se déversent et nous réduisent au silence de l’indignation. Et dans ces moments-là, parler d’un livre qui vient de sortir semble absolument déplacé.
Et puis, dans cette sidération, découvrir que Dominique Bernard lisait et aimait Julien Gracq. Que cet intellectuel héroïque plaçait Gracq au-dessus de Céline et de Proust. Que ce professeur, agrégé de Lettres Modernes, enseignait Le Rivage des Syrtes ou Un Balcon en forêt à ses élèves. Sans doute, au cours des soirées d’été qu’il passait en famille dans son village près d’Arras, ressortait-il son exemplaire d’En lisant, en écrivant, s’installait dans un jardin, et nourrissait le secret dialogue que le grand lecteur peut entretenir avec un auteur qu’il réinterprète au gré d’une existence dévouée à la pensée, et l’élévation, telle que devait être la vie de Dominique Bernard. Il ressentait peut-être une proximité particulière avec le professeur de littérature que fut Julien Gracq toute sa vie. Un choix qui contrairement à ce qui est souvent dit, n’est pas retrait. Car si Gracq était écoeuré de la politique, il avait rompu avec le parti communiste lors du pacte germano-soviétique, il demeurait un homme au fait du monde. Il n’était pas une conscience en attente, comme pourrait le laisser croire une lecture trop rapide de ses livres, mais poursuivait une réflexion constante sur la littérature, c’est-à-dire l’humain. Et ce, aussi, en salle de classe. Un homme qui enseigne toute sa vie ne peut pas tourner le dos au monde. Il se révèle confronté à la génération à venir, s’offrant en responsabilité de lui transmettre la pensée de la littérature. Gracq avait saisi et expérimenté la violence, Un Balcon en forêt s’avère l’un des plus puissants livres sur la guerre jamais écrit ; il y fait vivre la terreur et l’absurdité que ressent celui qui a de grandes chances de mourir, le sentiment d’irréalité qui peut dominer dans un univers subitement dédié à la mort. Il fait vivre aussi la splendeur inentamée de la nature qui est, pour l’individu condamné à la guerre, le reflet mystérieux d’une destinée sur laquelle il n’a pas prise. Mais pour rejoindre Dominique Bernard, retrouvons ces soirs d’été où il devait relire son cher Gracq. Retrouvons la concentration et l’esprit de cet homme qui croyait si profondément à la littérature. Pour supporter les faits et les images, gardons en tête la joie du lecteur qui lit et relit son auteur fétiche, et qui trouve dans ces pages, la promesse d’un bonheur auquel seul le lecteur peut accéder, comme l’écrit Julien Gracq lui-même dans En lisant, en écrivant : Ils sont fortunés les livres dont on sent que, derrière l’agitation, même frénétique, qui peut à l’occasion les habiter, ils ont été écrits de bout en bout comme dans la poussière d’or et dans la paix souriante et regrettante d’une fin de journée d’été.
Dominique Bernard a quitté la paix souriante et regrettante d’une fin de journée d’été, mais il nous confie sa passion de la littérature, qui, par instants, nous rappelle la possibilité de la poussière d’or.