Quelques mois avant sa mort, en juin 2022, Paula Rego sélectionnait une série de dessins poignants. Ils sont exposés chez Lelong & Co.
« Le crayon était son arme » écrit son fils Nick Willing qui rappelle qu’elle se considérait plus comme une dessinatrice que comme une peintre. Pratique exorciste du trait, libératrice, comme une « respiration » avait-elle l’habitude de dire. Élégante et cruelle, émouvante et monstrueuse, dépressive et jouissive, fragile et rocailleuse, la ligne de Paula Rego est toujours percutante, venant gratter la toile ou le papier crûment, à l’encontre de tout idéalisme, emmenée par une fantasmagorie formelle rebelle à toute convention. Sur fond de décor domestique, elle peint le sexe et la mort, la douleur et l’extase, le souvenir de la candeur et l’aube de la déliquescence physique. On y décèle le déhanché des danseuses de Degas, le grotesque cynique de Hogarth, les grimaces de Goya, la nonchalance mélancolique et humoristique de Ensor, la carnation réaliste de Lucian Freud, la défiance à la mort de Bacon, la dextérité magique de Max Ernst, le folklore suranné des imageries populaires, et surtout la touche audacieuse, rageuse, aux confins du féminin, celle-ci précisément qui n’appartient qu’à elle. Unique femme du groupe de l’École de Londres qu’elle côtoie après avoir fui la dictature de Salazar au Portugal, elle assimile la figuration expressive à la noirceur de ses songes intimes. Autobiographiques sans le proclamer, ses dessins rehaussés de gouffres cauchemardesques campent le corps de la femme tristement accoutré, entravé, fatigué, écorché, violé. Néanmoins, cette violence, qui se love dans un sentiment de fatalité, sursaute toujours d’un élan d’orgueil, de force morale.
Elle dessinait pour vaincre sa dépression, pour surmonter des émotions complexes. Ainsi, si l’acuité de son regard s’est penchée sur l’intérieur de son âme, elle a aussi observé la déliquescence physique de sa mère, touchée par ce petit corps fragile dont la seule chose qu’elle pouvait encore faire était de le tenir par la main. Geste ultime pour la garder près d’elle. Choisie au soir de sa vie, la vingtaine de dessins exposés est particulièrement émouvante. Les grandes plages de pastel, au grain mat, trouent la perspective du papier, rehaussant d’un jaune acide ou d’un brun doré les contours d’un théâtre tragique. Une sélection soignée tant elle eut toujours le désir d’exposer à Paris depuis le jour où, au début des années 1960, Monsieur La Cloche, un galeriste français, ne tint pas sa promesse de montrer ses œuvres. « Monsieur La Cloche a réfléchi » lui avait alors indiqué un de ses assistants. Une phrase qu’elle répétait souvent, entrée, comme une boutade, dans le vocabulaire familial, à chaque fois qu’elle se trouvait déçue d’un événement. Son œuvre tout aussi espiègle que chaleureuse brouille les frontières du bien et du mal, la rendant, de ce fait, fondamentale dans l’histoire de l’art contemporaine. Pendant longtemps peu montrée en France, elle a été révélée en 2018 grâce à la grande rétrospective Les Contes cruels de Paula Rego au musée de l’Orangerie. Cette série de dessins est certes une part infime de son œuvre mais une farandole crépusculaire si attachante.
Paula Rego, Drawing Breath, du 13 octobre au 18 novembre, Galerie Lelong & Co., galerie-lelong.com