Tranchant et chatoyant, impressionnant d’intelligence et de force romanesque, Les Dés est le grand roman d’une âme tourmentée.
L’établissement d’une toxicologie du roman devrait faire la part belle à la psychologie. Les symptômes conjuguent une tendance à l’abstraction, voire à l’aridité, sous les espèces de l’analyse des caractères ; une confondante ignorance des moyens et des ressources propres au roman, tant l’introversion confine au solipsisme, faisant bon marché de tout le pullulement du monde extérieur que le roman, précisément, a pour ambition d’embrasser ; et, enfin, last but not least, une étroitesse de vues qui détourne l’attention vers les petitesses du cœur et de l’esprit, au détriment de toute hauteur de pensée.
Que le lecteur me pardonne ce petit réquisitoire inaugural, mais l’extraordinaire roman d’Ahmet Atlan l’appelle, tant il en est l’absolu négatif. Ou, mieux dit, l’absolu positif : un roman psychologique, mais complètement immunisé contre les atteintes délétères du poison, faisant même de ce dernier un prodigieux tonifiant.
L’histoire de Ziya, dans la Turquie de l’orée du XXe siècle (dont Ahmet Atlan restitue en quelques touches éloquentes l’état avancé de putréfaction sociale et morale, manifestée par les accouplements aussi brutaux que banals de la pègre et du politique), a tout du cas d’école pour clinicien friand de psychopathes. Le jeune homme est un tueur-né, ou presque ; voyou et assassin renfrogné, dénué de ce que la vulgate psychologique actuelle nommerait « empathie », fasciné, comme par l’œil du serpent, par les états de supériorité morbide que la considération de la mort entraîne ; joueur aussi, le jeu se substituant à l’obsession de la mort, donnée ou reçue, dans le « déni de réalité » qu’il cultive, pour emprunter encore au tout venant de la formule facile. On pressent les écueils et les complaisances qu’un pareil argument pourrait provoquer et encourager ; Ahmet Atlan les évite superbement.
Ainsi, ce merveilleux sondeur du puits des âmes (certains passages ont une pénétration morale à rendre jaloux Stendhal ou Nietzsche) ne tombe jamais dans la sécheresse de l’inventaire médical : luxuriance des images, incessante germination de l’imaginaire à la faveur des analogies – on est à des lieues de l’austère étude maquillée en roman. Son Ziya, qui a quelque chose d’une version fruste du dandy baudelairien, monopolise certes le livre – mais la réalité ne se dissout pas dans ce trou noir moral : les sensations affluent, et leur assaut n’a rien de la description décorative, c’est l’autre polarité, que veut oublier ce haïsseur du monde qu’est Ziya, et qui revient opiniâtrement. Et surtout, ici, nulle mesquinerie, nul ratatinement dans le commun des états d’âme : Ziya se situe à chaque instant au niveau le plus métaphysique auquel un mortel peut prétendre, infiniment plus haut que le plus sagace des philosophes. Car le crime, la violence, le jeu, la mort, lui ouvrent les portes de ce que l’existence humaine a de plus primitif et de plus fondamental.
Ahmet Atlan, Les Dés, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, 208 p., 21,80€, plus d’informations