L’évènement éditorial se poursuit, Kafka le temps de la connaissance paraît, deuxième tome de l’immense biographie de Reiner Stach.
Reprenons là où nous étions restés, lors de la parution du premier tome de la biographie de Reiner Stach, éblouissante plongée dans la vie du jeune Kafka : au cours des années 1910, il accédait à la littérature, signait La Métamorphose, rêvait d’émancipation, se fiançait à Felice, préparait son départ à Berlin, renonçait, était propulsé dans la tourmente de la Première Guerre mondiale, sans combattre, et abandonnait toutes ses illusions. Nous découvrions, au gré du style fluide et romanesque de Reiner Stach, un jeune homme complexe mais puissant, déterminé à écrire, même la nuit, même au prix de sa santé, cherchant l’amour, aspirant à la liberté, luttant à sa manière contre les principes bourgeois de sa famille et d’une petite ville, Prague, qui lui coupaient les ailes.
Au début du Temps de la connaissance, le Kafka trentenaire se révèle assez similaire au vingtenaire : poursuivant ses atermoiements face à Felice, il ne parvient ni à rompre, ni à s’engager. Profondément désespéré par la situation, il cherche une issue, en proposant de partir au front, ce que son supérieur à l’Office d’assurance refuse. Mais le livre bascule dans une autre histoire, à partir du moment où Kafka se découvre malade. Atteint de la tuberculose, il devient un autre homme. Eprouvant alors une forme de sérénité très inattendue, Kafka va rompre avec Felice, rejoindre sa sœur à la campagne, y écrire les si mystérieuses Élégies de Zürau, qui demeurent pour bien des Kafkaphiles, l’un des sommets de son oeuvre. C’est cette métamorphose, que Kafka avait comme prédit, que Stach décrit avec une acuité psychologique frappante. Ainsi, cet homme malade va rencontrer plusieurs femmes ; d’abord Julie, avec qui il envisage un temps de se marier, puis la fameuse Milena à qui il écrira ses lettres inouïes, dans lesquelles il dévoilera son impuissance à assumer le sentiment amoureux qui l’habite. Personnage riche en nuances, Milena Jesenska permet à Stach de très belles pages sur la destinée de cette jeune femme bohême, si libre intérieurement et sexuellement qu’elle peut, un temps, tendre la main à Kafka, et lui permettre de croire à l’échappée. Les pages qui relatent leur séparation en sont d’autant plus déchirantes. Et l’entrée dans l’année 1920, qui voit une montée phénoménale de l’antisémitisme, de Prague à Münich, augure de la fin du livre. Il reste trois années à Kafka : après une longue abstinence créative, il écrira son troisième roman, Le Château. Phénomène rare d’un artiste qui chemine vers l’accomplissement de son oeuvre, comme vers la mort. Car la maladie, au cours des derniers mois, l’induit dans un nouveau monde, non plus celui de « la faute » dans lequel il a grandi, mais celui de la question de « savoir quelle loi s’applique à lui, de quel côté du monde il a le droit de continuer à vivre ». En cela, Le Château traduit le nœud des dernières interrogations de Kafka qui tente de trouver une logique à son existence : pourquoi est-il allé à « l’encontre de la vie », jusqu’à sa séparation avec Milena ? « Avait-il attendu quelque chose d’indicible qui s’offrirait un jour à lui par-delà toutes ces opportunités ? » Les dernières pages du livre, l’agonie de Kafka, et son sursaut d’amour pour Dora Diamant, ne se racontent pas. Chaque détail bouleverse, jusqu’aux bouts de papier sur lesquels Kafka écrit parce qu’il ne peut plus parler. Enfin, il faut lire l’épilogue pour saisir que l’immense travail de Reiner Stach, dont on guette le troisième tome l’année prochaine, n’avait pas seulement pour dessein de réanimer Frantz Kafka. Car y figure la liste de ceux qui, vingt ans après Kafka, sont morts, à Auschwitz, ou à Ravensbrück, comme Milena. Stach a voué une partie de sa vie, aussi, à réanimer un monde disparu.
Kafka le temps de la connaissance, Reiner Stach, traduit de l’allemand par Régis Quatresous, éditions du Cherche Midi, 959p., 29, 90€ Plus d’informations