Retour de Christian Kracht, plume acéré de la littérature germanique, qui signe avec Eurotrash, un roman très bernhardien sur un fils et sa mère, lancés dans un road movie burlesque sur les routes suisses.
Christian Kracht fut un temps l’enfant terrible des lettres germaniques : en 1995, il publiait Faserland, il avait à peine vingt ans, décrivait la vie d’un jeune homme riche et mélancolique, passant de bar en rave, suivant des filles blondes en Mercedes, dans une Allemagne en pleine gueule de bois post-chute du mur. Incarnant un dandysme à la Bret Easton Ellis, Kracht s’y promenait maquillé, en barbour, une canne à la main. Ce roman devint vite culte pour une jeunesse allemande qui s’était trouvé là un nouveau Fritz Zorn. Mais un Fritz Zorn de l’aube du XXIe siècle, qui aurait troqué le tragique du condamné, contre un rail de coke et une ironie cinglante.
Au Brat Pack berlinois, le jeune homme a préféré ensuite l’aventure, devenant grand reporter, et partant au plus loin du continent européen. Aujourd’hui, Christian Kracht revient en plein cœur du monde qu’il a fui : la terre de son enfance, la Suisse, Gstaad, les glaciers. Lieu qu’il abhorre, lieu auquel il sait appartenir. On y croise le fantôme d’un grand-père nazi et sadomaso, les traces du gotha des années 80 entre les chalets du Saarland, l’ombre d’un père allemand de milieu simple devenu jet-setteur, et puis, bien sûr, le grand personnage du livre : la mère du narrateur. Figure adorée et méprisée, épave alcoolique qui aime à citer Talleyrand et se nourrit de vin blanc à trois francs et vache-kiri moisie, elle pratique un cynisme désabusé que son fils pourrait lui envier. Tous deux initient un burlesque road-trip en Suisse, ne dépassant pas Genève, mais tourné vers le rêve pathétique d’un départ vers l’Afrique, pour, dit la vieille dame, « voir une dernière fois les zèbres ». Eurotrash en une phrase, ce serait le retour du fils prodigue dans un lieu où aucune famille ne l’attend, si ce n’est une mère volontairement amnésique. Peut-être est-ce cette absence qui est le véritable sujet de ce roman doux-amère qui révèle Kracht, en fils caché de Bernhard, et en écrivain d’une profondeur inattendue, d’une constante justesse émotionnelle. Entre l’ombre d’un père, dont les cendres ont été dispersées sur le lac de Hambourg quelques années plus tôt, et une mère au corps qui tombe en morceaux, Kracht initie une recherche de rédemption, « catharsis » répète plusieurs fois le narrateur, dans des lieux, parmi des gens, qui ne peuvent pas la lui donner. Que peut trouver l’écrivain déraciné dans les rues mornes de Zurich, ou les villages alpins aux balcons fleuris ? Pourquoi est-il revenu ? Pourquoi ne parvient-il pas tout à fait à haïr le pays de son enfance ? L’on retrouve les questions sans réponses d’Extinction de Bernhard, où, de la même manière, un écrivain ayant fui la terre de son enfance, un château autrichien qui n’est pas si lointain de celui de Morges où le père de Kracht a vécu ses dernières années, ne cesse de se demander ce qu’il cherche dans ces lieux, parmi ces gens, qui n’ont rien à lui donner. Comme Bernhard, Kracht aimerait se débarrasser de l’argent qui ruisselle des mains de sa mère, elle qui aime se promener avec un sac en plastique remplis de billets, quitte à les laisser tomber dans les crevasses des glaciers…Ainsi Kracht peut écrire : « Ces sommets glacés, le ciel blanc, les glaciers, dix mille ans de glace. La montagne m’est insupportable. » Puis, un peu plus bas sur la page, dire à sa mère : « IL y a trois choses que j’aime. J’aime un rêve d’amour que j’ai fait, dans le temps, je t’aime toi, et j’aime ce bout de terre. » Kracht ne trouvera pas de point final à sa quête. Si ce n’est le corps fragile, et présent, de sa mère.
Eurotrash, Christian Kracht, traduit de l’allemand ( Suisse) par Corinna Gepner, éditions Denoël, 185p., 20€, plus d’informations