Bruno Dumont, avec L’Empire, prend encore des risques en lorgnant du côté de la Science-Fiction. Et c’est une grande réussite. Rencontre au long cours avec un des réalisateurs français les plus originaux et audacieux d’aujourd’hui.
Il faut le voir pour le croire. Dans son nouveau film, L’Empire, Bruno Dumont continue de surprendre, de greffer ensemble des univers, des genres et des esthétiques qui semblent n’avoir rien à faire ensemble. Et pourtant, passé le stade de la surprise et de la déstabilisation, ça fonctionne. L’Empire, c’est le collage audacieux et frankensteinien entre le Pas-de-Calais et le lointain intergalactique, entre l’éther du ciel et la glaise de la terre, un film « monstrueux », un projet-freak (et pas franchement fric) qui assemblerait Dreyer, Bresson, Mocky, les frères Dardenne et Lucas pour représenter la rencontre entre p’tit Quinquin, Wonderwoman et Satan. Bref, pour faire se rejoindre la ligne Dumont et la ligne Kubrick, changer à space-opera. L’Empire, c’est une relecture à la fois primitive, picturale et philosophique de La Guerre des étoiles ou de 2001 l’odyssée de l’espace. Dans l’espace intersidéral règne le monde des idées, des représentations pures, des mythes tels que le Bien et le Mal, le Matériel et le Spirituel, l’Être et l’Avoir. Les stations spatiales revues par Dumont symbolisent ces concepts purs : une cathédrale gothique pour le Bien, un palais versaillais pour le Mal (qui rappelle que 2001 se terminait aussi dans un décor Louis XVI). Les deux entités se combattent à mort et ont choisi la Terre et les humains comme champ de bataille. Car si elles sont clairement identifiées et séparées dans l’espace (qui est aussi l’espace des Idéaux, des représentations politiques et morales), elles se mélangent ici-bas et en chacun de nous. Le Bien et le Mal habitent chaque être humain et y coulissent, de la saloperie à la vertu en passant par toutes les nuances et combinaisons possibles entre ces deux extrêmes du spectre moral.
Ce conte sans morale finale est riche en scènes étonnantes : les envoyés du Mal qui chevauchent des Boulonnais blancs, massifs et magnifiques ; un sous-bois, un bunker désaffecté, la mer faisant office de sas permettant de passer d’un monde à l’autre, du Nord prosaïque au cosmos imaginaire ; un bébé blondinet qui incarne le Malin et le futur des ténèbres (ironie typiquement dumontienne)… Et que dire du casting, mélange désormais coutumier chez Dumont d’acteurs célèbres (Fabrice Luchini à fond en diable bouffon, déclinaison à peine exagérée des sinistres clowns bien réels de l’actu géopolitique, Lyna Khoudri méconnaissable avec sa coiffure courte et orange de punkette chti, Anna Maria Vartolomei en guerrière du Bien…) et d’inconnus du Nord amenant des gueules, des gestuelles et des façons de parler inhabituelles dans les fictions françaises.
Si L’Empire montre la lutte ancestrale entre lumières et ténèbres qui n’en finit pas d’agiter notre planète et nos œuvres, il n’assène aucune leçon de morale. Il ne dit pas qui de l’empire du mieux ou de l’empire du pire va gagner ni qui doit gagner, mais il nous présente le miroir de nos conflits collectifs ou introspectifs. Dans une époque ou la morale et l’idéologie reviennent au grand galop au risque d’appauvrir gravement les œuvres d’art et de création, ce film nous soulage. Plus il y a de la violence et du mal sur les écrans (ou dans les livres, peintures, pièces de théâtres…), moins il y en a dans le réel, estime Bruno Dumont. On partage cette idée d’une fonction cathartique de l’art même si on sait qu’elle ne marche pas toujours – après tout, Kant, Bach et Rilke n’ont pas empêché Hitler, de même qu’aujourd’hui, Dostoïevski, Tchekov ou Tchaïkovski n’empêchent pas Poutine. Mais place à la parole riche et dense du cinéaste.
Après avoir visionné L’Empire, ma première réaction a été « quelle audace, quelle liberté » ! On sent que vous aimez aller au bout de vos idées.
Des projets comme L’Empire viennent de l’envie de ne pas se répéter, de ne pas tourner en rond. Je n’ai aucun problème pour aller ailleurs sachant que toutes mes casseroles sont derrière moi ! Je voulais m’aventurer dans un genre opposé au mien. Le space opera est un genre que j’aime bien, notamment d’un point de vue technologique, c’est souvent très spectaculaire. En revanche, ce cinéma n’est pas souvent intéressant en termes de contenu. Venir dans le genre de l’odyssée spatiale m’obligeait à me positionner dans un registre beaucoup plus large par rapport aux thèmes qui m’intéressent. Et ce qui m’intéresse, c’est le Mal, alors allons-y gaiement ! Retrouvons ces grandes figures mythologiques que le cinéma de genre nous a offertes, le Bien, le Mal, la lutte entre eux… Et confrontons ce cinéma-là à mon cinéma.
On comprend l’idée, mais de l’idée à sa mise en œuvre, il y a un grand pas, notamment dans le contexte du cinéma français limité financièrement.
Ça a été compliqué à monter. C’était la même chose quand j’ai proposé P’Tit Quinquin, les financiers ont répondu « associer Dumont et drôle, ce n’est pas possible ! ». J’ai eu le même genre de réaction quand j’ai proposé Dumont + La Guerre des étoiles. Avec un ordinateur, c’est simple de créer un vaisseau spatial qui vogue dans l’espace, mais ça coûte car je voulais être à la hauteur, je ne voulais pas être cheap. Je ne voulais pas être ironique par rapport à ce genre. Pas question de me moquer des Américains ou du space opera. Je voulais que mes effets spéciaux aient de la gueule.
Bruno Dumont, L’empire, avec Anamaria Vartolomei, Lyna Khoudri, Camille Cottin, Fabrice Luchini, Arp Selection, en salle dès le 21 février
L’article entier est à retrouver dans le N°175 disponible en version numérique ou en kiosque