David Geselson mêle récits intimes et grande histoire dans cette fresque passionnante créée au dernier festival d’Avignon.
« Ne vous approchez pas, je vais vomir. » C’est qu’on appelle une entrée en matière. Le sol tremble. Panne d’électricité : la scène est plongée dans le noir. Nous sommes au sous-sol d’un immeuble. La femme qui se sent mal s’appelle Rosa. Quand elle a peur, elle vomit. Cela se passe en 1986 à San Francisco, juste après la catastrophe de Tchernobyl. Rosa participe à un congrès sur la biologie moléculaire. À ses côtés Lüdo, un chercheur. Il la rassure. Elle l’étreint. C’est le début d’une relation amoureuse.
Il fallait toute l’ingéniosité de David Geselson pour nouer en quelques minutes les fils d’un spectacle où s’entrecroisent plusieurs récits articulés autour de la quête passionnée par un groupe de scientifiques de l’ADN des Néandertaliens. Ainsi se déploie Neandertal, création présentée au dernier festival d’Avignon, librement inspirée du livre, Neandertal, à la recherche des génomes perdus, autobiographie du paléogénéticien, prix Nobel, Svante Pääbo, ainsi que des vies des chercheurs Rosalind Franklin, Craig Venter, Maja Paunovic et Gregor Mendel. Les lieux, les époques, les événements se télescopent, San Francisco, Munich, Zagreb… mêlant histoire intime des protagonistes et péripéties en relation avec leurs efforts pour mettre à jour l’ADN du proche cousin d’homo sapiens. David Geselson aime situer ses spectacles au sein de vastes perspectives n’hésitant pas à jouer sur les effets d’échelle entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. « Qui étaient les parents d’Adam et Eve ? », interroge Lüdo, exprimant à sa façon comment leurs recherches impliquent la question de la filiation. Problème : quand on meurt, l’ADN meurt aussi. Et pourtant on a bel et bien trouvé des traces d’ADN sur des momies égyptiennes. Avant qu’ils entrent dans la salle, on a distribué aux spectateurs un caillou noir. Il s’agit de fragments de météorites tombés sur terre il y a trente-cinq ans est-il expliqué au public dans une séquence qui rappelle Mnemonic, création de Simon McBurney, dont l’esthétique a évidemment inspiré cette mise en scène foisonnante. Ici aussi il s’agit d’interroger le passé et la mémoire. Mais comment s’y prendre ? « On va faire parler le silence », dit un des personnages. Dans ce qui ressemble à une exploration centrée sur les origines de l’être humain, David Geselson introduit des événements perturbateurs comme l’assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin en 1995 à Tel Aviv, compliquant le processus de paix initié dans le cadre des accords d’Oslo conclus deux ans plus tôt avec les Palestiniens. La fracture aggravée dans la société israélienne entre religieux et laïcs à la suite de cet assassinat souligne, selon le metteur en scène, les effets dévastateurs de l’instrumentalisation du passé au service d’une idéologie dont l’unique but est d’accaparer toujours plus d’espace, au lieu de vivre en bonne intelligence avec ceux qui habitent cette terre depuis toujours.
De guerre, il est encore question quand c’est désormais sur des corps tombés lors des combats en ex-Yougoslavie qu’on s’apprête à chercher des traces d’ADN. En mission à cet effet dans un laboratoire à Zagreb, une scientifique atteinte d’une maladie dégénérative – sa mémoire « fond comme une glace » – enregistre pour sa fille ses dernières paroles dans une suite de monologues de plus en plus affolants avant de sombrer entièrement. Dense et touffu, drôle et touchant, ce spectacle, incontestablement le plus ambitieux à ce jour de David Geselson, est servi par une troupe d’acteur hors pair qui contribue amplement à sa réussite.
Neandertal, écrit et mis en scène par David Geselson, au Théâtre Gérard Philipe, Saint-Denis, du 28 février au 11 mars. Puis du 15 au 17 mars au Théâtre-Sénart, Sénart ; le 21 mars à Saintes ; du 10 au 12 avril à la Comédie de Reims ; du 22 au 25 mai à la Comédie de Genève