Modeste, Le Mal n’existe pas ajoute une nouvelle pépite à une œuvre éblouissante. Conversation avec son auteur, Ryusuke Hamaguchi.
Une nouvelle est-elle nécessairement inférieure à un grand roman ? Non. Elle est moins ample, moins proliférante, plus ramassée, plus concise, mais peut s’avérer être toute aussi riche d’émotions et d’enseignement. On pensait à cela en sortant du nouveau film de Ryusuke Hamaguchi, Le Mal n’existe pas : un film qui pourrait sembler mineur, ou rapidement fabriqué, en comparaison d’œuvres au long cours telles que Asako 1 2, Senses ou Drive my car. À côté de ces films-romans, Hamaguchi s’était déjà essayé avec bonheur à la forme courte (Contes du hasard et autres fantaisies) et renouvelle ce geste déflationniste avec Le Mal n’existe pas : un film de production et d’ambition romanesque modeste néanmoins étincelant de beauté, de délicatesse, de regard à la fois sensible et profond sur les êtres humains. Sensible et profond n’étant pas synonymes d’angélique : pour la première fois, Hamaguchi aborde de front une question sociétale et politique à travers le récit d’un projet d’implantation de glamping(camping glamour pour bobos fortunés) dans une région rurale et montagneuse. S’opposent d’un côté les habitants de la région, soucieux de préserver la nature, la faune et leur circuit de l’eau, de l’autre les représentants de la start-up tokyoïte qui porte le projet. Comme le disait Jean Renoir, un problème local porte en lui une dimension universelle. Pour autant, Hamaguchi évite le piège du manichéisme entre ruraux purs et urbains toxiques. La deuxième partie du film consacre du temps aux représentants du glamping qui rêvent eux aussi de calme et d’harmonie avec la nature. Peut-être est-ce dans cette curiosité pour tous qu’il faut trouver le sens du titre de ce film ? Il n’y aurait ni mal ni bien ontologiques, seulement un mikado de circonstances qui font agir et interagir les individus. Comme dans tous ses films, Hamaguchi prend des virages inattendus, scrute les êtres avec curiosité, patience, et sans préjugés. De même, ses études de caractères sont toujours intégrées dans une mise en forme alliant simplicité et beauté. Ce souci formel est particulièrement visible ici, dans un film où la nature est tellement présente. Il faut voir avec quelle attention et quelle précision le cinéaste filme non seulement les personnages mais aussi les sous-bois, les arbres, les végétaux, la rivière, les nuances de lumières : c’est éblouissant mais dénué de prétention ou de surmoi auteuriste. On pense à la peinture chinoise et Ryusuke Hamaguchi confie avoir été influencé par une célèbre estampe japonaise.
Ce film superbe ajoute une nouvelle pierre à une œuvre déjà importante, occasion de poursuivre notre dialogue avec un grand cinéaste-peintre.
Comment est née l’idée de ce film ?
Ce projet est né d’une proposition de Eiko Ishibashi, une musicienne qui avait composé la bo de Drive my car. Elle m’a commandé des images qui pourraient servir pour ses performances scéniques. J’ai accepté. Elle ne m’a pas donné de consignes précises si ce n’est de faire des images qui ressemblent à mon travail habituel. Pendant un an, je me suis demandé quelles images j’allais bien pouvoir réaliser. J’ai beaucoup échangé avec Eiko et on est arrivés à la conclusion que je devais faire ce que je sais faire, c’est-à-dire réaliser un film. Et donc commencer par écrire un scénario. J’ai alors écrit Le Mal n’existe pas, j’ai commencé à tourner et une partie des rushes a été l’objet d’un premier montage qui a servi aux concerts d’Eiko. J’avais ressenti d’excellentes sensations durant ce tournage, on avait filmé des choses intéressantes, à tel point que j’ai eu envie de montrer ces images à un public en dehors des concerts d’Eiko. C’est comme ça qu’est né ce film qui au départ ne devait pas exister en tant que film.
Le Mal n’existe pas est magnifique mais semble modeste en comparaison avec Senses, Asako ou Drive my car. Comme si vous aviez écrit une nouvelle, dans la lignée de Contes du hasard et autres fantaisies, pour alterner entre plusieurs grands romans plus ambitieux.
En effet, j’aime bien l’alternance dans mes projets. Mais si on se place en termes financiers, je précise que Le Mal n’existe pas a eu un budget supérieur à celui de Senses : sur ce dernier, on avait un budget très restreint et une équipe très réduite mais on a pu tourner et répéter sur une longue durée, si bien que le film est finalement ample et long. Pour ce projet-ci, on a tourné sur une durée assez courte. Dans mon goût de l’alternance des projets, Contes du hasard… a joué un rôle important et j’ai d’ailleurs envie de refaire un film de ce type. Pour Le Mal…, c’est plus un accident imprévu, je ne me suis pas dit « tiens, je vais faire un film modeste ».
Vos films sont généralement intimistes, scrutent patiemment les sentiments. Avec Le Mal…, aviez-vous envie d’aborder pour la première fois un sujet sociétal et politique ?
Parler de choses intimes n’exclut pas de parler de la société et de la politique. A travers les relations sentimentales, amicales ou amoureuses de mes personnages, à travers la manière dont ils se comportent entre eux, on peut percevoir une dimension sociétale et politique. Néanmoins, je comprends votre question. Au départ, avec ce film, je n’avais pas la volonté spécifique de parler de la société ou de politique, mon objectif était de produire des images qui serviraient une performance musicale. Filmer des relations intimes n’aurait pas eu d’impact visuel pour dialoguer avec la musique, il fallait des images plus collectives, plus dynamiques. J’ai fait beaucoup de recherches pour Le Mal…, je suis allé dans cette région montagneuse, je me suis entretenu avec ses habitants, et certaines problématiques se sont imposées à moi plus que je ne les ai choisies. L’immersion dans la région m’a amené vers des sujets comme l’environnement, les écosystèmes locaux, le conflit entre conservation de la nature et développement économique.
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