Jean Hélion produisit des chefs-d’œuvre mais reste néanmoins une figure confidentielle du monde de l’art. Fabrice Gaignault, le rédacteur en chef de nos pages Art, s’attaque à la biographie de cet artiste qui ne cessa de cheminer hors des sentiers battus.
Jean Hélion divise. Il y a ceux qui adulent sa période abstraite qui fut un ovni pictural dans les années 1930 au point que les historiens d’art considèrent que ses volumes aux couleurs pondérées qui s’épousent dans de grands espaces harmonieux ne sont pas moins que les précurseurs de ce qui sera la révolutionnaire abstraction américaine. Mais ceux-ci ne veulent pas entendre parler des périodes figuratives qui occupèrent pourtant le peintre la majorité de sa vie, de l’immédiat avant-guerre jusqu’à sa mort en 1987. Ils la renient à l’instar des contemporains de l’artiste, ses marchands notamment, au nombre desquels le grand Paul Rosenberg qui cessa sa collaboration avec le peintre. Et il y a les autres, ceux qui aiment tout, ceux qui voient dans l’œuvre d’Hélion une figuration ayant su assimiler à merveille la conceptualisation et la synthétisation de l’abstraction. Ceux qui se réjouissent de ses hommes au chapeau, de ses parapluies et de ses citrouilles silencieuses semblant dessiner une métaphysique héritière de celle de De Chirico couplée aux rondeurs de Fernand Léger. Ceux qui sont sensibles à sa fougue colorée – celle qu’on peut suivre actuellement avec emballement dans la belle rétrospective du musée d’art moderne de Paris – et qui entendent toujours la voix de celui qui décrivait avec lyrisme et force détails les compositions de ses peintures à la manière d’un théoricien antique qui ressusciterait les ambitions de la modernité. Fabrice Gaignault est de ceux-là, thuriféraire des fruits et légumes voluptueux, des courbes féminines et des toits pointus de celui qui fut plus qu’un peintre. Amoureux de quatre femmes, héros de guerre, époux de Pegeen Guggenheim – fille de Peggy, la richissime collectionneuse de l’art de son temps – pionnier d’un langage pictural… Car s’il s’évada tôt de l’abstraction, il quitta aussi sa vie de province pour faire carrière à Paris, avant de fuir une vie maritale qui ne lui convenait pas. Puis ce fut la grande évasion d’un camp de travail de Poméranie pendant la guerre, épopée qui donna lieu à un best-seller publié aux Etats-Unis sous le titre They shall not have me. Un des témoignages les plus poignants sur cette période selon Fabrice Gaignault. Hélion traversa ainsi le 20e siècle, enfilant tour à tour la redingote du dandy mondain proche des avant-gardes – Mondrian, Breton, Giacometti… – et le tablier du peintre solitaire, abandonné par le milieu artistique qui prônait alors l’abstraction et le minimalisme. Au point de vivre de terribles périodes de vache maigre. Hélion, à rebours, mais acharné. Il n’abandonna jamais, même au seuil de la cécité. « Tout ce bric-à-brac féérique constituait la colonne vertébrale du second acte de sa carrière mais tout cela ne plaisait pas beaucoup aux béotiens de l’après-guerre » résume l’auteur. Lire la vie tumultueuse de ce « franc-tireur » – titre du livre – c’est parcourir les angles courageux d’une « vie-manifeste » pour la peinture, a fortiori figurative, celle-là même qui revient sur les cimaises. De ce point de vue, Hélion reste plus jamais moderne. « Je suis un fou à l’allure sage. Le pire sans doute ». C’est lui qui le dit !
Jean Hélion. Le franc-tireur, de Fabrice Gaignault, Flammarion, mars 2024, 256 p., 24 euros
A voir : Exposition Jean Hélion, la prose du monde, jusqu’au 18 août, musée d’art moderne de Paris,