Attention chef-d’œuvre : Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk ressort chez Potemkine en copie restaurée. Une merveille.
Débutant dans le microcosme, le monde de la terre russe, des herbes et des bruits étrangement aquatiques, ouatés, qui pourraient avoir inspiré le prologue de Blue Velvet de David Lynch, s’élevant peu à peu dans les airs, le macrocosme, Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk s’achève dans le ciel, une vision aérienne qui fait songer à l’épilogue de Solaris d’Andreï Tarkovsky. Entre-temps, il y aura eu sept heures d’images et de sons inoubliables, une œuvre dépassant et de loin son cahier des charges, aux arguments plus géopolitiques qu’esthétiques.
Un film russe contre l’Amérique
Car tout commence par ce qui, rétrospectivement, apparaît comme une nostalgique péripétie de la Guerre froide. En 1956, Hollywood sort sa version du roman de Tolstoï, dirigée par King Vidor, avec notamment Audrey Hepburn dans le rôle de Natacha Rostov. Succès international, même en Unions soviétique, où le dégel permet à ce film typiquement américain d’être distribué, avec des dizaines de millions de spectateurs à la clef. Les autorités communistes commandent alors une réponse digne de cet affront. Il y a quelque chose de remarquable dans cette affaire, où face à une œuvre du bloc adverse, on oppose, non la censure, comme on sait si bien le faire aujourd’hui, quels que soient les camps, mais une autre œuvre, avec l’ambition de la battre sur le strict plan de l’art. On ne « cancel » rien, on crée. C’est l’acteur et réalisateur Sergueï Bondartchouk qui est choisi, et par ses inventions visuelles, sa puissance narrative, sa démesure sonore, le résultat ne pourra être comparé qu’à 2001 de Stanley Kubrick, ou un autre film soviétique, Soy Cuba, de Mikhail Kalatozov. Autre correspondance qui fait honte aux temps présents : Bondartchouk est ukrainien ou plus exactement soviétique, et après la destruction de l’URSS, son film peut être considéré – ironie du destin des nations -, comme le plus grand film du cinéma russe… Le fond rejoint la forme, le contexte de production le sujet de l’œuvre, car on peut distinguer dans tout ceci une mise en abyme du roman de Tolstoï lui-même, très idéologique dans son propos. Vladimir Nabokov n’a jamais caché son amour d’Anna Karénine, « l’une des plus grandes histoires d’amour de la littérature mondiale », s’emparant de son incipit pour en faire le sien dans Ada ou l’ardeur ; mais en revanche, il a épinglé Guerre et Paix, trop long à son goût, déclarant par exemple « qu’il est un roman historique passionnant… pour la jeunesse. » De fait, les discussions politiques abondent et nourrissent l’essentiel des dialogues. L’Histoire et ses politiques y forment des thèmes majeurs, où chacune et chacun se trouvent encalminés, plus les hommes que les femmes, il est vrai. Et c’est là où la monumentale version de Bondartchouk apparaît magistrale. De ce roman pétri d’extériorité, où tant de personnages se ruent dans les batailles et les interrogations collectives, et où Tolstoï prend parti, traitant les Français en marionnettes maléfiques, il va en faire une œuvre à l’intériorité immense, comme si « l’Empire de toutes les Russies » – merveilleux pluriel -, n’était plus que le rêve d’un narrateur libéré de l’apesanteur, une sorte de traduction cinématographique du narrateur omniscient typique de l’écriture romanesque du XIXe siècle, et dont Léon Tolstoï fut un des plus grands maîtres.
Une caméra méditative
De fait, la caméra de Bondartchouk est ce narrateur. Son merveilleux paradoxe, presque sa magie, est qu’elle date d’avant le cinéma lui-même, contemporain de l’ère du soupçon en littérature et en art. Elle aime ce qu’elle raconte, elle s’y incarne, et elle y croit – religiosité esthétique, où l’œuvre devient un temple personnel, une église de toute beauté. Elle est sans cesse en mouvement, mais le résultat est le strict contraire d’un film d’action, aussi bon soit-il. C’est une caméra méditative, littéralement flottante, parcourant les corps seuls ou en groupes, les paysages en paix ou broyés par les batailles, les fêtes, les salons polyglottes, où l’on parle français beaucoup et russe un peu, Moscou en panique devant l’arrivée de Napoléon, et Napoléon lui-même, statuesque, sublime, peut-être la meilleure incarnation à l’écran de l’Empereur.
La mort en mouvement
De fait, elle filme des morts, au sens propre et au sens figuré. Les travellings, les panoramiques, les fameuses charges de cavalerie où des chevaux moururent réellement lors du tournage, les non moins fameux cent vingt mille figurants aboutissant à une reconstitution de la bataille de Borodino proche de l’échelle 1, tout cela ne quitte pas le cadre strict du songe mélancolique et rétrospectif d’un être revisitant la grande Histoire pour en faire une matière étrangement intime, miroir du spectateur assis devant son écran ou son livre. Le monde décrit par Tolstoï est mort pour les Soviétiques commanditaires de l’adaptation, et il doit l’être, car ce sont eux qui l’ont tué en 1917. La force subversive de Bondartchouk est de ne jamais les juger, pas plus qu’il n’en fait une machine belliqueuse à la gloire de l’armée, lui l’ancien combattant de la grande guerre patriotique et qui sait ce qu’il en est de la guerre, quelles que soient ses raisons ; les combats y sont sublimes d’ambiguïté ; les uniformes y sont beaux car ils l’étaient, les plans de batailles également pour cette raison, ces masses d’hommes suicidaires, allant par blocs géométriques au feu jusqu’à l’hécatombe, mais la lumière générale y est livide, cadavérique ; et donc il y a les ciels, cette élévation qu’on prête aux morts chez les Chrétiens, ces vues terriennes enveloppées de nuages, ce tremblement, cette sensation volatile d’avant les drones et leur stabilité bêtement conventionnelle, le témoignage d’une légèreté, d’une libération de toute cette souffrance, non seulement des hommes par les hommes, mais de toute la Nature, et qui chez Tolstoï comme Bondartchouk, s’appelle la mort, et le souvenir des morts avant de mourir à son tour. Et le message unanimiste du prologue et de l’épilogue – union des hommes de bonne volonté contre les partisans du mal -, n’entame en rien cette impression générale, durant plus de sept heures, d’assister plus que dans n’importe quel autre film, à cette célèbre « mort au travail » dont parlait Jean Cocteau.
Guerre et Paix, Sergueï Bondartchouk, Éditions Potemkine, 4 DVD, plus d’informations