Il faut l’écouter parler et dérouler une existence extraordinaire, de l’enfance paria jusqu’à la reconnaissance de jeune peintre fêté, en passant par la révélation de l’amour fou. Exposé chez Loo & Lou, l’artiste et écrivain Serge Rezvani est un enchantement fait homme.
Je ne l’avais jamais rencontré, et puis soudain, nous ne nous sommes plus quittés entre un déjeuner au Dôme, un après-midi chez lui, un autre repas chez Loo & Lou, sa galerie, jusqu’au lendemain soir, lors de son vernissage, où je le trouvai, entre deux jeunes femmes, assis accoudé le buste en arrière, les jambes allongées à la manière d’un jeune homme un peu crâneur qui aurait toute sa vie devant lui, une vie qu’il contemple avec un tranquille amusement, du haut de ses 96 ans. Mais d’abord, remontons le cours du temps quelques instants. C’était l’année de nos seize ans en pension, dans le nord de Paris. Ils s’appelaient Nicolas Tourlière, Frédéric Vassort, Jérôme Chalou. Nous nous repassions comme deux précieux talismans les éditions en Livre de Poche des Années lumière et Les années Lula d’un certain Serge Rezvani. Ensorcelantes autobiographies romanesques d’un artiste qui y contait, entre autres, ses années de dèche à Paris et la rencontre de l’amour fou avec une certaine Lula. Nous rêvions de Lula et de rencontrer son âme-sœur dans une fête, apparition sublime, qui s’avancerait vers nous avec un petit plateau plein de mandarines, ainsi qu’elle le fit un soir de 1950, en tendant un fruit au peintre, « dans la buée d’un sourire ». Cette jeune femme en tailleur vert sombre qui se pencha vers Rezvani, cette nuit-là chez le peintre François Arnal, partagera sa vie pendant plus de cinquante ans.
Le timbre juvénile de sa voix possède une douceur veloutée. L’ouïe est intacte, ou presque. Le regard vierge de lunettes est empli d’une bienfaisante curiosité pour son interlocuteur, une attitude tendre et attentive où affleure un certain détachement amusé devant la frénésie épileptique et vaine de ses semblables, me faisant penser en l’observant à cette réflexion de son ami Arnal, disparu en 2012 : « On ne sait rien du tout, d’où on est, où on va, sauf qu’il faut aimer la vie, la vie… et j’aime la vie. » Serge Rezvani me reçoit chez lui, non loin du jardin du Luxembourg qu’il parcourt chaque jour d’un pas rapide pendant une bonne heure, après son déjeuner au Dôme. La curiosité des autres, la marche quotidienne et peu d’excès sa vie durant, hormis l’espère-t-on le sexe, expliquent sans doute cette longévité lucide hors-norme. No sport no botox. Nul besoin d’en faire trop pour épouser le rythme des saisons à la manière d’un animal blanchi sous le harnais à la sagesse revigorante. En observant ce cas de la nature se mouvant avec la souplesse d’un chat, passant du coq à l’âne, me montrant la guitare avec laquelle il a composé tant de chansons célèbres, du Tourbillon à La mémoire qui flanche, cette guitare qu’il empoigne dans Jules et Jim pour accompagner son amie Jeanne Moreau, je songe un instant avoir saisi au vol ce temps perdu que recherchait ce cher Marcel, comme si une vertigineuse faille spatiotemporelle s’ouvrait sous mes pieds pour me laisser entrevoir un moment suspendu sans commencement ni fin.
La soupe merveilleuse
Cet homme né à Téhéran d’un magicien iranien et d’une violoniste juive d’origine russe partie en 1938 mourir du cancer à Varsovie, est une variété de Shéhérazade au masculin. Passer quelques heures avec lui équivaut à remonter le cours de l’histoire jusqu’aux rives dangereuses de l’Occupation qu’il passa à partir de 14 ans dans des hôtels montparnos de troisième zone, parfois réveillé la nuit par des descentes d’Allemands, évitant plus d’une fois une déportation certaine grâce à une fausse identité. Nous voici maintenant dans l’immédiate après-guerre à l’atmosphère de brouillard et de suie où le tout jeune homme famélique survit en échangeant une toile contre un repas quotidien pendant un an à la Soupe merveilleuse, estaminet du boulevard Montparnasse où vienne se réchauffer une génération de rapins déguenillés. Voici encore l’après-guerre avec ces personnages entre chien et loup, ces visages oubliés, que j’avais entrevus dans des livres et revues tels ce Monny de Boully, et dont me revenait le nom par sa fréquentation du groupe surréaliste et peut-être davantage encore par celle du Grand Jeu. L’écrivain et poète d’origine roumaine marié à Paulette, la mère de Jacques et Claude Lanzmann, fut un temps le beau-père de Rezvani lorsque celui-ci épousa la sœur des garçons, la comédienne Evelyne Rey, qui se suicidera à 36 ans. De cette époque, Rezvani conserve des souvenirs plus que mitigés de Claude dont certains de ses ouvrages brossent un portrait sévère. Dans le salon de l’immeuble 70 avec moquette et chauffage intense, où trône un piano, aux murs habités de certains de ses toiles et dessins, dont certains à la puissance de feu, Rezvani déplie une existence d’où surgissent des fantômes envolés vers d’autres cieux depuis une éternité ou presque. Cela m’évoque d’une façon poignante un dîner tout jeune avec le très âgé peintre et écrivain Michel Georges-Michel qui se souvenait bien de ses conversations avec Verlaine et Toulouse-Lautrec… Chez Rezvani, voici que surgit Paul Éluard pour lequel l’artiste illustra à 17 ans le poème Elle se fit élever un palais dans la forêt à partir de bouts de cageots trouvés dans la rue, peints et découpés afin d’en tirer des impressions gravées, d’autant plus touchantes que les mots d’Éluard, tirés à seize exemplaires, préfigurent son histoire d’amour avec Lula. Voici que surgissent la figure encourageante de Jean Cocteau, celle de Jean Cau faisant du trafic de cigarettes à Montmartre avant d’écrire à Sartre pour qu’il l’engage comme secrétaire, et celle, aristocratique, de son aîné Nicolas de Staël : « il aimait bien mes toiles. Il me disait : « confiez-moi vos tableaux. Je vais vous les vendre ! » Mais je n’ai jamais voulu. J’étais orgueilleux à cette époque. Nicolas était très beau et possédait quelque chose de la tige qui a poussé trop vite.
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Rezvani, peintures jusqu’au 18 mai. Loo & Lou Gallery