Attention, coffret culte pour réalisateur culte. Après des décennies d’attente fébrile, les aficionados peuvent enfin voir chez eux l’œuvre de Jean Eustache.
Pendant très longtemps, toute ma jeunesse et mon âge adulte, soit une bonne quarantaine d’années, il était difficile de voir La maman et la putain. Une apparition, le pèlerinage à la Salette, comme Stroheim à la Cinémathèque Chaillot, ou Warhol à Beaubourg : une fois tous les trois ou quatre ans. Avec des queues décourageantes. Ça lui aurait sûrement plu ; maintenant le voilà en coffret DVD empilable près de Fernandel et de la série des Gendarmes. Est-ce une bonne nouvelle pour lui ? Non, probablement. Encore qu’avec les artistes on ne sait jamais. Surtout quand ils sont morts depuis si longtemps. Eustache était réactionnaire (anti-avortement, anti-mort assistée, royaliste, vieille France) et il croyait en l’au-delà. Alors peut-être que son âme erre… Peut-être qu’il regarde chez les gens de l’autre côté de l’écran comme dans le voyeur d’Une sale histoire. Il doit bien s’amuser.
À part l’hypothèse spirite, on peut se poser la question de savoir à quoi sert de regarder un film d’Eustache aujourd’hui. Il a déjà été pillé, et les gens d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec ses personnages. Ils ne marchent plus sur les lits avec leurs chaussures, ils ne boivent plus du vin rouge ou de mauvais whisky à la bouteille. Ils sont tous beaucoup plus vieux. Même les enfants.
La province en 1969
« D’autres viendront qui disparaîtront, à chacun son temps » comme le chante Fréhel (vers le premier tiers du film). Regarder le cinéma de Jean Eustache chez lui l’après-midi déprimerait même un peu le critique comme de ranger une cave. Il se sent gêné par moments comme il serait s’il regardait des gens qu’il connaît bien, des amis, à la télévision et qu’il s’inquiétait de les voir se ridiculiser. Dire des enfantillages. Alors il arrête La maman et la putain, et il éjecte le disque pour regarder un film qu’il ne connaît pas : La rosière de Pessac. Les documentaires, c’est moins gênant, on a l’impression d’aller au zoo. La province en 1969. Dans ce registre de non-fiction, plus vivace que la fiction, un des 7 DVD (avec bonus) propose un chef-d’œuvre : Numéro zéro, le portrait de la grand-mère du cinéaste. Rien que pour « numéro zéro », 110 minutes hors catégorie le coffret en vaut la peine. Si on a oublié ce que c’était que la vie extravagante des prolétaires, les mémères à lunettes fumées et bottines fourrées, Paris en 70 et le vrai cinéma fantastique, il faut voir ça.
Les coffrets aussi réussis soient-ils (et celui-là l’est vraiment) ont quand même un effet pompeux, grande rétrospective, façon « mostra », concept d’exposition lancé par Mussolini avant la guerre (avec Véronèse ou Titien, je ne sais plus) une impression d’accumulation. Le spectateur se lasse. Devient chipoteur, commence à trouver des défauts aux « bonus » ou à l’œuvre même qui s’offre à voir trop vite, trop près, trop facilement. À tel point qu’il vaut mieux les laisser dormir et ne pas chercher à tout visionner d’un coup. Warhol résiste mieux, cent films invisibles dont certains ont disparu.
Chelsea Girls, on le trouve en DVD mais c’est une fausse version puisque les bobines sont aléatoires. Il se tient mieux que La maman et la putain, non que le film de Warhol soit meilleur (ou plus ennuyeux, ou moins bien) mais il reste plus difficile à obtenir. Le procédé des bobines aléatoires a résisté à la technique moderne. Pour quelque temps encore. Warhol a vaincu.
Comme s’il voulait prolonger quelques secondes la magie de l’invisibilité. Et puis personne ne dit d’enfantillages dans Chelsea girls. Que des choses sensées, en anglais en plus. Pour les cinéphiles, Eustache est cependant plus important que Warhol, plus « nouvelle vague ». Cette réputation n’a fait que croître.
Que disait déjà la critique la semaine de sa mort ?
« Il avait fait le plus beau film de la décennie. Sans lui nous n’aurions aucun visage à mettre sur le souvenir des enfants perdus de mai 68. Perdus et déjà vieillis, bavards et démodés », selon Serge Daney dans Libération du 16 novembre 1981, qui poursuit : « La mort d’Eustache bouleverse mais elle ne surprend pas. » Celle de Daney non plus, hélas, dix ans après.
Si Eustache tient si bien, c’est grâce à son suicide. Le suicide, ça vous pose. À cause du suicide, La maman et la putainapparaîtrait presque comme une suite du Feu Follet de Louis Malle. Un film en noir et blanc sur la mort et le café de Flore sans Maurice Ronet, filmé par le double du personnage de Ronet inspiré par Rigaut (Jacques).
Allo Jean-Jacques Schuhl
Le critique qui ne voulait plus rallumer sa télévision pour ne pas se faire mater par Eustache est allé ce dimanche de Pâques marcher sous la pluie dans la campagne française et il appelait Jean-Jacques Schuhl (à l’origine du personnage de Charles dans La Maman et la Putain) pour avoir un « bonus » supplémentaire à offrir au lecteur. Schuhl est en Normandie, son poste de télévision est cassé. Du coup, il n’a pas pu voir le pape. Il raconte plusieurs histoires, dont une qui n’a rien à voir avec Eustache. Le critique se souvient soudain que Schuhl écrit sur un café Le Mahieu à propos d’Helmut Berger et que ce café Le Mahieu est cité dans La Maman et la Putain. Jean-Pierre Léaud le vante à Françoise Lebrun, il dit qu’il aime y prendre son petit-déjeuner vers 5 heures du matin parce qu’il y voit des gens qui parlent bien, pas comme dans le journal Le Monde dit-il, il cite les propos d’un Nord-Africain à propos du vagin des femmes noires. Du coup, Schuhl se rappelle un autre café où il allait avec Eustache quand le premier habitait rue Roye-Collard en 1968. « Le crocodile ». La patronne, assez moulée, mauvais genre portait un tailleur en serpent, et son mari, une petite cravate du même reptile. Du serpent ou alors du lézard…
Triomphe du critique : les cafés sont bien plus chics que les films. Quand ils ferment on ne voit plus rien d’eux. Le Crocodile est invisible, il est mort sans laisser de traces comme l’avait souhaité le testament du marquis de Sade. Vérifié, tout tombe à plat : Le Crocodile de la rue Royer-Collard existe toujours. C’est aujourd’hui « un petit bar de style décontracté ». La Patronne en serpent seule a disparu, un peu comme si La Maman et la putaincontinuait de tourner mais avec d’autres acteurs, qui disparaîtront.
Jean Eustache, coffret, Carlotta, 6 films, DVD Blu-ray