Avec Le Roi Stephan et Les Ruines d’Athènes au cœur d’un film de manga diffusé en 3D sur grand écran, ce sont des œuvres peu jouées du compositeur que présente Laurence Equilbey à la Seine Musicale de Boulogne-Billancourt. Nouvelle preuve du tempérament de la cheffe d’orchestre française qui s’est affirmée comme l’un des esprits les plus libres du paysage musical.
Précisons que ce spectacle ne parle pas de conflits armés qu’aurait menés ou vécus Ludwig van Beethoven, mais transporte le public dans un univers de science-fiction où, sur une planète éloignée, deux héros, Stephan et Gisèle, se confrontent à un monde dévasté par la guerre. Il faut une certaine touche d’humour et pas mal d’imagination pour projeter ainsi dans le futur l’œuvre d’un compositeur du passé. Et cela de surcroît dans le cadre d’un space opera mettant en scène des héros de manga dans un espace immersif en 3D déployé sur un écran incurvé géant.
Marier Beethoven et le manga ? L’idée semble a priori saugrenue. Pas pour Laurence Equilbey, elle-même à l’origine de ce projet singulier. « Au sein d’Insula Orchestra, nous avons un département éducatif assez important dans lequel une équipe s’occupe spécifiquement de ces nouvelles formes artistiques et pédagogiques que sont le numérique, le podcast, le DVD… C’est dans ce contexte que j’ai eu l’idée de proposer un concours de manga pour trouver un personnage qui pourrait incarner le projet d’Insula Orchestra. Cette recherche m’a permis de mieux connaître l’univers du manga dans lequel je me suis aperçue qu’il y a beaucoup d’héroïsme, d’utopies et de valeurs humanistes. Et je me suis dit : mais tout ça, c’est Beethoven ! Or ça faisait longtemps que je cherchais un projet ; et là soudain tout est devenu évident. » Laurence Equilbey pense alors à deux œuvres dites « de circonstances » de Beethoven, Le Roi Stephan et Les Ruines d’Athènes. Écrites juste avant la Septième Symphonie, elles ont été composées pour accompagner deux pièces d’August von Kotzebue, auteur aujourd’hui oublié, jouées le 9 février 1812 à l’occasion de l’inauguration d’un nouveau théâtre à Pest. Le fait que ces deux pièces de théâtre, elles aussi « de circonstance », aient perdu leur intérêt, explique que les musiques ont elles aussi été délaissées. D’où l’enthousiasme de Laurence Equilbey à l’idée de leur redonner vie avec ce projet. « J’aime beaucoup les musiques de scène. L’inconvénient c’est que souvent elles ont été pensées dans un contexte théâtral précis qui rend difficile de les interpréter aujourd’hui. Le Roi Stephan et Les Ruines d’Athènes sont deux pièces édifiantes très romantiques, très utopiques. La première raconte comment en l’an 1000, le roi Stephan a pacifié tout un territoire pour établir les fondements de ce qui deviendra la nation hongroise. La deuxième pièce évoque la libération d’Athéna, enfermée par Zeus dans une grotte, qui de retour à Athènes découvre une ville ravagée par les barbares. Elle fait alors construire un théâtre pour se réfugier à l’intérieur. Avec Antonin Baudry, nous les avons réunies et transposées dans l’univers manga en en faisant qu’une seule pièce. Grâce à ce cadre dramatique, les partitions prennent du sens en étant interprétées dans un nouveau contexte. »
D’une manière générale pour Laurence Equilbey, il est nécessaire quand on travaille sur une œuvre de repérer en quoi elle résonne avec notre époque. Dans ce cas précis, il faudrait presque parler d’actualisation, car à l’écouter on sent bien que c’est d’abord la musique plus que les deux livrets qui ont suscité son intérêt. « J’adore ces grandes formes musicales. L’ouverture des Ruines d’Athènes en particulier est vraiment un chef-d’œuvre. Mais il y a beaucoup de moments magnifiques comme la Marche Solennelle où le roi Stephan apporte la Charte de la Paix pour pacifier toutes tribus, par exemple. Seulement comme à chaque fois c’est très court, si on l’écoute hors contexte, on se demande à quoi ça rime. Donc là ce qui est important, c’est de retrouver l’énergie de cette pièce. La musique joue tout le temps, mais on a ajouté des dialogues. Pas trop, pour ne pas inonder de paroles. Mais ça permet de comprendre à quelle situation correspondent les morceaux, lesquels ne font en général pas plus de deux ou trois minutes. »
La liberté d’être musicienne
Ce travail sur la dramaturgie et la partition, cette capacité à exhumer une œuvre connue des seuls spécialistes du compositeur pour lui offrir une nouvelle vie, n’auraient sans doute pas été possibles sans l’immense érudition musicale de Laurence Equilbey. Depuis ses années d’enfance à Fribourg en Allemagne où elle chantait dans un chœur avec ses parents, la musique non seulement l’a accompagnée, mais a joué un rôle déterminant dans sa vie. « J’ai eu très tôt eu une appétence incroyable pour la musique. Assez vite, c’est devenu un jardin secret et ça me donnait la possibilité d’être indépendante. En pension quand je disais que j’avais des cours de musique, on me permettait de sortir de la classe et de traverser le parc toute seule. Cela voulait dire qu’il y avait une forme de liberté évidente dans le fait d’être musicienne. En plus je chantais parce qu’il y avait une petite maîtrise dans cette pension ». Formée au chant, au piano, à la flûte traversière et à la guitare, elle n’est pourtant pas entourée de parents qui la poussent dans une carrière de musicienne professionnelle. Elle-même hésite. Un professeur de piano lui conseille d’étudier l’écriture. « Je me suis d’abord demandé de quoi il parlait. L’écriture, c’est l’harmonie, le contrepoint, toutes les matières un peu techniques ou théoriques et aussi l’érudition. Je me suis entièrement absorbée dans ces études qui sont longues parce que très savantes et en même temps, il faut se former les oreilles. C’est là que j’ai eu envie de devenir chef d’orchestre, parce que quand vous travaillez la grammaire, la matière musicale, vous êtes passionné par ça. »
Diriger comme l’on danse
À Vienne où elle étudie le chant et la direction d’orchestre, elle fait la connaissance de Nikolaus Harnoncourt. « J’ai découvert qu’il combinait deux choses. D’une part c’était un artiste avec beaucoup d’instinct, un peu primaire. Mais il avait aussi une énorme érudition qui lui donnait des clefs pour son interprétation. » Des qualités que Laurence Equilbey partage bien sûr avec son intérêt pour ce qu’elle appelle l’approche « historiquement informée » de l’interprétation. Approche qui n’empêche pas pour autant une pratique plus ample, plus physique pour ne pas dire sensuelle de la direction d’orchestre. « Sur scène vous pouvez prendre le son, le tirer, le façonner. Vous faites des gestes avec la matière et cette matière réagit. J’aime aussi beaucoup travailler les balances, par exemple. Pour moi, la direction d’orchestre, c’est comme de la peinture. C’est proche de la danse aussi. C’est physiologique donc un peu magique. Quand vous avez la main sur le sonore, il n’y a rien de plus beau, je crois. »
Beethoven Wars, direction musicale Laurence Equilbey, réalisation et mise en scène Antonin Baudry, Insula Orchestra, Chœur Accentus. Du 23 au 26 mai à La Seine Musicale,