Jamais sensationnaliste, pourtant accablant, le livre de Tahir Hamut Izgil est une pièce à conviction contre le génocide culturel mené contre les Ouïghours par la Chine. Et aussi l’occasion de découvrir un poète et toute une vie intellectuelle. Entretien avec l’auteur.
Avec sa chemise bordeaux, son t-shirt blanc, ses cheveux argentés, l’homme qui s’adresse à nous par Zoom depuis les États-Unis pourrait être un réalisateur (ce que Tahir Hamut Izgil est aussi par ailleurs), un chauffeur Uber à Washington (tel est le métier, incidemment, qu’il a exercé après la fuite qu’il raconte dans ce livre), mais, preuve que la poésie, la vraie, n’a nul besoin d’affecter la grandiloquence ou des signes extérieurs ostentatoires, rien n’indique qu’il soit un poète de premier plan. Ce qu’attestent pourtant, avec force, les quelques échantillons semés dans ces mémoires dont la prose a la simplicité sans apprêts de la confidence. Rien non plus ne donne au premier aspect l’impression de se trouver face à un intellectuel ayant, à force de détermination, échappé aux impitoyables mâchoires d’un système d’anéantissement culturel, moral et spirituel : celui dont sont victimes, en Chine et du fait de la Chine, les Ouïghours.
Au cours de cet entretien à trois bandes – Joshua L. Freeman, traducteur anglais de Tahir Hamut Izgil, et, plus que cela, passeur dévoué et brillant de sa parole, fait le relais entre nous deux depuis Taiwan – on évoque, comme dans le livre, le tableau général, particulièrement noir. Humiliations, arrestations de masse, la triste litanie de l’oppression. Mais, surtout, on parle de lui, de la vie d’un individu, un intellectuel, un poète et son quotidien. Sans doute est-ce par là que le livre, au-delà de la valeur simplement informative, fait vraiment son chemin dans la mémoire et l’esprit du lecteur. Les rencontres avec les autres écrivains, la vie de famille, ce quotidien tantôt absurde, tantôt glaçant, mais avec lequel il faut s’arranger jour après jour, et puis les tentatives – longues, épuisantes – pour obtenir des passeports, et la fuite, enfin, à Washington. Vie d’un poète, vie d’un Ouïghour, vie d’un homme – telles sont les trois vies, indissociables, que raconte ce livre.
Hasard de l’Histoire ? Toujours est-il qu’il y a à peine deux jours, le président chinois Xi-Jinping était en visite en France. À ce propos, justement, quel jugement portez-vous sur le traitement du génocide culturel ouïghour par les puissances européennes ?
La réaction de l’État français, et des États européens en général, est ambiguë. On observe une certaine prise de conscience de la crise qui a lieu dans la patrie des Ouïghours, mais l’Europe n’a pas réagi avec la fermeté qu’elle aurait pu montrer. Cette attitude s’explique par les liens économiques tissés avec la Chine, et les profits retirés. De telles considérations, d’ordre matériel, sont la raison pour laquelle tant les individus que les États perçoivent différemment telle ou telle crise. Des guerres, des tragédies ont lieu en ce moment dans diverses régions du globe, et, à l’évidence, il est difficile de faire passer les questions de justice avant les questions d’intérêt pratique. Aussi, j’exhorte les pays occidentaux à faire preuve de plus d’audace et à consentir à des sacrifices en ce qui concerne les Ouïghours.
Concevez-vous votre livre comme un moyen d’éveiller les consciences, de pousser les dirigeants européens à agir avec cette « audace » que vous réclamez ?
Je l’espère. Dans les démocraties telles qu’elles existent en Occident, le peuple dispose du pouvoir des urnes, du pouvoir que représente l’opinion publique, et il peut peser sur les hommes politiques. Depuis la publication du livre [dans sa version anglaise NDLR], les réactions des lecteurs ont été nombreuses et m’ont touché.
En parlant d’Etats, justement, et d’administration, votre livre montre quel parcours d’obstacles l’obtention d’un document comme un passeport constitue pour les Ouïghours. La bureaucratie est-elle une arme dans la mécanique oppressive de la Chine à l’endroit de votre peuple ?
C’est ainsi que je vois les choses. Cette répression n’est pas quelque chose de nouveau, et sa logique s’est aujourd’hui infiltrée dans tous les recoins de la vie ouïghoure. Elle est devenue partie intégrante de l’appareil bureaucratique dans la région ouïghoure, le Xinjiang. Car la répression exercée contre les Ouïghours est, dans une large mesure, moins de l’ordre de la loi que des mesures prises et de leur application. Il faut savoir qu’en Chine, il y a une énorme différence entre ces deux niveaux. L’Etat chinois a de nombreuses lois qui, en apparence, semblent idéales, mais il y a un fossé avec les mesures effectivement prises par le Parti communiste. En Chine, la volonté du Parti est au-dessus des lois.
La suite de l’article est à retrouver dans le N°179 disponible en version numérique et en kiosque
Tahir Hamut Izgil, Dans l’attente d’une arrestation. Mémoires du génocide ouïghour en Chine, introduction de Joshua L. Freeman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Johan-Frédérik Hel-Guedj, Fayard, 304 p., 21,90€