Attention chef-d’œuvre : Carlotta ressort le film transgressif L’empire des sens, où le sexe est traité comme l’ acte antisocial par excellence.
Quand Nagisa Oshima sort en 1976 L’Empire des sens, il a quarante-quatre ans. Il a jusqu’ici filmé un Japon post-impérial, c’est-à-dire où l’Empire du soleil levant, ses valeurs, ses délires raciaux, militaires et esthétiques forment encore un arrière-fond, un hors-champ idéologique, comme si la défaite de 1945 constituait non pas une date, mais une agonie sans limite. Pauvreté, prostitution, délinquance, violeur en série, conflit de générations, révoltes étudiantes, haine des étrangers… D’Une ville d’amour et d’espoir, son premier film en 1959 à La Cérémonie(1971) en passant par Nuit et brouillard au Japon (1960), Le piège(1961), L’obsédé en plein jour (1966) ou La pendaison (1968), Oshima explore cette « paix » vantée par les médias et les touristes éblouis par la modernité nippone. Il est déjà considéré comme un metteur en scène travaillant son pays au corps à corps, sexes et tripes en avant, ce qui donne lieu à des controverses et des scandales, à une époque où ceux-ci sont encore payants, n’entraînant pas l’ostracisation économique et sociale, comme aujourd’hui. D’habitude, Oshima sort un voire deux films par an. Il va mettre quatre ans à réaliser L’Empire des sens.
Matériau de L’Empire des Sens
Il s’agit d’une histoire vraie, comme on dit, et la superbe édition de Carlotta contient d’ailleurs le film de fiction La véritable histoire d’Abe Sada de Noboru Tanaka, sorti un an avant l’œuvre d’Oshima… En 1936, Abe Sada, une femme de trente et un an, ancienne geisha et prostituée, travaille comme aide à tout faire dans un restaurant de Tokyo. Elle et son patron, un homme marié, vont entretenir un amour physique foudroyant. Enfermés indéfiniment dans des maisons de thé, ils pratiquent toutes sortes de jeux, dont l’étranglement pour provoquer des érections. Un jour, ils vont plus loin, Abe Sada ne s’arrête pas et le patron meurt. Après quoi, elle coupe ses testicules et son pénis et erre avec eux plusieurs jours avant d’être arrêtée, jugée, condamnée à cinq ans de prison. Le Japon d’avant-guerre se passionne, le procès est l’occasion de révélations dignes d’un conte du Marquis de Sade, où Abe Sada serait un mélange de Justine et de Juliette. Violée à quatorze ans par un ami, décrite comme terriblement jalouse et obsédée sexuelle par ses amants, elle déclare s’être adonnée à la copulation avec les parties génitales coupées de son amour assassiné. L’édition de ses interrogatoires devient un best-seller, elle accède un temps au rang d’héroïne, puis elle disparaît peu à peu dans la nuit japonaise, travaillant dans un bar vers 1952, et on ignore la date exacte de sa mort durant la décennie 1970, celle-là même où Oshima réalise son film. Qu’a-t-il fait de ce matériau ?
Le sexe contre le social
Une histoire dans l’Histoire, l’une des plus fortes jamais réalisées. Ou plus exactement, une histoire contre l’Histoire, une forme de résistance au collectif et à la vie sociale. L’Empire des sens est une expérience asociale profonde. L’une des scènes les plus fortes n’est pas sexuelle, mais montre Kishizo, le patron interprété par l’excellent Tatsuya Fuji, remonter une rue à rebours d’un défilé de soldats. Kishizo longe les façades, marchant lentement dans une sorte de mélancolie et de ravissement inquiet dont on sait qu’elle est la conséquence de cette passion sexuelle qu’il vit avec Abe Sada, tandis que la population et la troupe communient dans une avalanche de drapeaux et de liesse nationaliste guerrière. Les Japonais s’apprêtent à commettre des crimes de guerre en Chine et des pogroms, Kishizo et Abe Sada s’échappent dans les couloirs sans fin de la vie privée. Aucune science sociale ne peut réduire les amants à des cobayes de ressources humaines, ni aucune mobilisation générale ne peut les embrigader si l’on va jusqu’au bout du processus d’isolement face à la marche de l’Histoire. Dès lors, la mise en scène sublime les espaces intérieurs. Chambres, tatamis, futons, draps, panneaux coulissants, mobiliers, kimonos, boissons, nourritures, masques, chants, théâtralité domestique, rituel du thé, rituel du saké, rituel du ménage… tout prend le sens d’une libération destinée à demeurer dans la clandestinité merveilleuse des alcôves, invisible du dehors.
Éjaculation buccale, coulée de sperme, simplement
Ici, le film transgresse la transgression. Disons qu’il s’impose une épreuve initiatique. Comment filmer, donc comment regarder ce qui doit demeurer caché sous peine de perdre sa substance, d’être réduit à des clichés ? L’Empire des sens aurait pu être une aimable Emmanuelle nippone – au départ, Oshima se vit commander un film érotique -, il n’en est rien. Il n’est pas non plus un film pornographique, il n’en possède jamais la fascinante violence ni le répertoire fantasmatique. Tout y est à la fois tragique et simple. Une éjaculation buccale, la coulée du sperme de la bouche sur le gland est l’occasion d’étudier le visage de la formidable actrice Eiko Matsuda, autrement dit l’indescriptible expression d’une femme dans cet instant-là. Métaphore étrange du travelling et illustration du point de fuite des perspectives ordinaires d’un lieu, les séances de lavage exécutées par Abe Sada la voit venir et aller à genoux en ligne droite, cul relevé, offerte aux yeux et aux mains de Kishizo. Il faut préciser que pour l’acteur, et plus encore pour l’actrice, il y eut un prix à payer à jouer dans ce film. Ce fut leur zénith. Après quoi, ils éprouvèrent les pires difficultés à trouver des rôles, et Matsuda s’exila en France, à Paris, suite à de multiples agressions au Japon, où elle se faisait traiter de pute. Tout est logique au fond.
Un grand film d’amour
Oshima filme cette lutte disproportionnée entre la morale sociale et la morale amoureuse. La salive, le sperme, la cyprine, l’urine, le sang définissent une éthique spécifique. Non pas le sang de la guerre mais celui des menstrues, des sacrifices et des actes d’amour. Des peintres se sont servis de ces matières pour en faire les liants de leurs pigments, et Oshima donne parfois l’impression d’en user comme d’un vernis sur sa pellicule. Mais c’est un pur fantasme de spectateur. Oshima ne raconte pas tout de la vie d’Abe Sada, seulement sa passion pour Kishizo et son geste final. Il nous aura ainsi offert un des plus grands films d’amour qui soit, quand l’entente charnelle impossible à trouver se trouve, et que confrontée à l’usure du temps, elle ne peut durer que dans la mort volontaire des amants.
L’Empire des sens, Nagisa Oshima, coffret ultra-collector, 59€, édition Carlotta, sortie le 18 juin