C’est une vision forte et esthétique de la musique de Wagner qu’offre le cinéaste Philippe Grandrieux dans sa mise en scène de Tristan et Isolde à l’Opéra de Rouen.

D’un bout à l’autre de l’opéra, nous demeurons suspendus. À l’image de corps immenses qui se donnent et échappent, à leurs mouvements qui semblent engendrés par la musique. En près de cinq heures, ce Tristan et Isolde nous plonge dans une obscurité vivante, un désir sans cesse renouvelé, aussi intense et violent qu’il s’exprime. Commençons par le dire simplement : rarement la musique de Wagner avait été si personnifiée. Et ce par un homme qui vient du cinéma, et qui signe là sa première mise en scène lyrique. Mais qui connaît le cinéma de Philippe Grandrieux, ne s’étonnera pas de découvrir la puissance de cette mise en scène. On y retrouve la même approche qui a fait du si beau Sombre, un film culte : le refus de toute psychologie, la sensualité des corps, le rôle central de la lumière, du son, et l’imprégnation de la peinture. Philippe Grandrieux fait le choix inaugural de refuser toute dimension narrative, le spectateur cherchera en vain les surtitres afin de suivre l’intrigue du couple le plus célèbre de l’opéra allemand. Le metteur en scène balaie le texte, et laisse toute la place à la musique, à ce long poème de Wagner superbement et énergiquement dirigé par Ben Glassberg et interprété par l’orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie. Dans une même approche, la scène est nue, et les chanteurs plongés dans le noir, séparés du public par un rideau qui accueille les projections vidéo. Que reste-t-il donc de Tristan et Isolde, au-delà de la nuit ? L’amour profond d’une femme pour un homme. Et son ambivalence obscure qui mènera le couple à la mort. Dès le début du spectacle, une danseuse nue, allongée, nous accueille sur scène. Il s’agit de Vilma Pitrinaite, l’une des trois femmes que nous verrons projetées sur l’écran, corps felliniens qui se tordent dans des postures précises et fascinantes, qui pourraient être empruntées à Ingres ou à Egon Schiele tant elles semblent parfois même désarticulées. Il faut saluer l’art des trois danseuses qui dans ces films parviennent à nous bousculer, parfois même à nous déranger, par une expression physique si précise, sublimée par la caméra de Grandrieux. D’emblée, nous sommes enfermés dans le désir féminin, jusqu’à une troisième partie qui bouleverse l’ensemble, par une apothéose filmique, musicale et scénique. Mais revenons au début : dès la première partie, le choix de spatialisation de la musique, plaçant les cuivres et les chœurs sur les côtés et en haut de la salle, engendre la fameuse puissance océanique de la musique wagnérienne. Nous découvrons Carla Filipcic Holm en Isolde, qui chante avec force et maîtrise. À ses côtés, l’américaine Sasha Cooke incarne Brangäne avec une profondeur qui marquera tout l’opéra. Daniel Johansson en Tristan tient lui son rôle avec vaillance, notamment dans le duo mythique du couple au bord de la mort, au troisième acte. Un moment scénique inouï qui voit la vidéo emportée dans un chaos blanc qui sied à la musique. 

Dans son carnet de répétitions distribué au public, Philippe Grandrieux écrit, « On avance dans la musique comme on se déplace dans un rêve ». C’est exactement ce que l’on éprouve face à la troisième partie qui convoque la nature et les corps pour signifier la montée de la musique wagnérienne vers les lieux spirituels qu’elle atteint. Certains trouveront cette mise en scène trop fantasmatique. Pourtant, l’opéra lui-même appelle cela et seuls ceux qui l’admettent peuvent en offrir une lecture significatrice. Ce fut le cas de l’inépuisable mise en scène de Peter Sellars et Bill Viola, qui, déjà convoquaient les images dans une temporalité hypnotique, ou de Lars von Trier qui offrait dans Melancholia sa vision panthéiste de Tristan. 

Philippe Grandrieux signe une mise en scène qui affirme un choix radical et simple : centrer l’opéra sur le désir d’Isolde, et sur les fantasmes qui la subjuguent et la dévorent. Une dévoration qui finit hors des images, et dans la promesse du final de Wagner : si la musique n’épargne pas les amants, elle nous sauvera peut-être. 

Tristan et Isolde, de Richard Wagner, direction musicale Ben Glassberg, mise en scène, vidéo, scénographie, chorégraphie, Philippe Grandrieux, Opéra de Rouen, du 15 au 22 juin. www.operaderouen.fr