Une captivante et soigneuse exposition à la faveur de laquelle les Antilles d’avant la colonisation reprennent vie.

L’Histoire ne se confond pas avec l’aménagement du territoire et lorsqu’elle paraît tracer de confortables autoroutes, avec aires de repos bien balisées et baptisées d’un nom clinquant (ainsi : 1492, découverte de l’Amérique), c’est, au mieux, la faiblesse de notre imagination, plus certainement notre complaisance à l’endroit de certains récits, qu’il faut incriminer. Non, l’Histoire ressemble plutôt aux mille sillages entrecroisés que laissent, sur les turbulences d’une mer rétive aux trajectoires rectilignes, des embarcations de tout gabarit et de tout tonnage. Témoin cette exposition dont les dimensions ne sont qu’en apparence modestes, puisqu’elles trahissent bien davantage un art de la concentration historique, scientifique, esthétique que des contraintes d’espace. Car André Delpuech, qui a apporté sa science sûre et vivante au commissariat, a su, sans jamais les dissocier arbitrairement, distinguer nettement les sentiers qui s’entrecroisent lors de cette initiation au monde riche, exaltant, des Taïnos et des Kalinagos des Antilles. 

On peut ainsi emprunter un premier chemin, celui de l’histoire récente et muséographique, puisqu’il s’agit ici de prolonger un précédent : une exposition de 1994, consacrée aux Taïnos, et où l’on s’accorde à voir les signes avant-coureurs du musée de Branly. Mais voici un carrefour, on bifurque, ou, plus exactement, on suit une voie double, car aux Taïnos des Grandes Antilles viennent s’ajouter les Kalinagos des Petites Antilles. On avance en confiance, tant le détail et la clarté de vue dont Branly est coutumier se révèlent à chaque instant. Situation géographique : Hispaniola (aujourd’hui Haïti et la République dominicaine) et Puerto Rico sont les principaux foyers taïnos tandis qu’entre Trinidad et la Guadeloupe s’étendaient les Kalinagos. Organisation sociale : cacique, behiqueboye, autant de vocables et de fonctions qu’élucide l’exposition. Sans oublier les rituels : le jeu de balle des Taïnos, les inhalations hallucinogènes. Le voyage se déroule alors dans un paysage mental, c’est un système de représentations qui se dessine : ainsi apprend-on que, chez les Kalinagos, comme quoi Keith Richards sniffant les cendres paternelles n’a rien inventé.

Mais voici qu’une autre route coupe notre trajectoire, et c’est 1492, l’intersection de l’histoire européenne et de celle des Taïnos, les Espagnols entrant en contact avec ces derniers. Intersection, ou plutôt collision : les Taïnos auront le triste privilège d’être les victimes inaugurales de la conquête et de la colonisation. Les Kalinagos, eux, en feront les frais à partir du XVIIe siècle. Dès lors la route prend des allures de piste quasi désertique, Taïnos et Kalinagos se voyant décimés. Encore que d’autres embranchements contemporains soient perceptibles : Kalinagos de la Dominique, Garifunas – ces Caraïbes noirs, descendants d’esclaves s’étant fondus dans la culture des Kalinagos – mais aussi mouvements néo-taïnos. 

Le lecteur pointilleux aura remarqué l’emploi, plus haut, du terme « exaltant » : quiconque a pris la route tout court, et celle, multiple, de l’Histoire en particulier, sait combien l’esprit s’y grise. Et c’est bien le cas ici. Comme l’œil se perd avec bonheur dans les entrecroisements labyrinthiques de cette calebasse, dont les teintes évoquent les vases grecs ! Comme ces insolites trigonolithes – pierres à trois pointes – excitent cette zone sensible du cerveau où s’affolent les conjectures ! Et quel merveilleux guide, éloquent et muet, aux caractéristiques du chamanisme taïno figure cette statuette d’« idole de la cohoba » !

Exposition Taïnos et Kalinagos des Antilles, musée du quai Branly – Jacques Chirac, jusqu’au 13 octobre