Excellent premier roman de cette rentrée, Écouter les sirènes de Fabrice Melquiot nous plonge dans l’Amérique de Leonard Cohen, parmi hippies et esprits libres. 

Jodie est un personnage comme l’imaginaire américain a pu en générer depuis toujours : actrice sans succès, vaquant dans les rues de Portland en attente du lendemain, elle est l’enfant des seventies, d’un père adoptif libre et élégiaque, d’une Suzanne superbe et fuyante, et d’un troisième homme dont on devinera peu à peu l’identité. Elle est Sue perdue dans l’Ouest américainvoguant au gré de ses rêveries et de ses rencontres. Nous n’avions pas l’habitude de lire de telles figures sous la plume d’écrivains français. Mais aujourd’hui, dans une génération qui vit désormais par et pour le monde, nourrie à une culture qui tolère peu de frontières, pas même celle de la langue, un auteur français comme Fabrice Melquiot, peut se révéler absolument juste sur des figures anglo-saxonnes. Et ce n’est pas la plus mauvaise des nouvelles que les auteurs français ne soient plus cantonnés au marais poitevin ou à la rue Princesse : même les plus nobles empires s’épuisent. 

  Jodie, donc, a trente-cinq ans et vit à Portland, ville qu’elle n’a à peu près jamais quittée.  Elle est déracinée et flottante, hantée par ses icônes, dogsitter à ses heures, belle, « juste assez pour faire chier », certaine, comme Musset, d’être née trop tard. De faire partie des « enfants tordus. Des fêtards dépassés ». Partagée entre une mélancolie comme empruntée aux chansons de Cohen, et une volonté qui s’entend dans le rythme vif et charnel de ses phrases. Pour survivre, il va lui falloir « croire que soi vaut la peine d’être creusé, transvasé, nettoyé, pour devenir autre chose que soi. » Femme qui cherche un mouvement, un cours dans lequel plonger son existence, au-delà des voix et mythes qui peuplent son esprit.  A la mort de son père adoptif, elle part à la recherche de ses origines.  Écouter les sirènes est un hymne à l’Amérique, à ses marginaux, et à ses esprits féroces et libres. Fabrice Melquiot, qu’on connaît si bien au théâtre, notamment grâce aux pièces mises en scène par Emmanuel Demarcy-Mota, et l’excellent diptyque Alice et autres merveilles et Alice traverse le miroir, nous surprend par ce roman. Gorgé de littérature américaine, il cite John Fante comme William Carlos Williams, choisissant cette Amérique poussiéreuse et mystérieuse des écrivains de la chute. Mais il écrit du côté féminin, altérité qui lui permet un nuancier très riche dans les portraits psychologiques. Ainsi Jodie avance dans son périple sans rancune, elle n’est ni en colère, ni combattante, mais livrée à sa mélancolie, et au deuil d’un père qu’elle adorait. « Je choisis de perdre et je choisis de croire que la perte est un salut. ». En cela, elle s’avère le reflet de sa mère, Suzanne, qui devient, au fil du livre, le plus beau personnage. Le plus mystérieux sans aucun doute, car elle se révèle à sa fille peu à peu. Jodie se découvre l’enfant d’une contre-culture et d’un rêve de l’Amérique qui, d’Hawthorne, cité à la fin avec finesse, jusqu’à Jodie Foster, nous promettent une possible invention de soi. 

Écouter les sirènes, Fabrice Melquiot, éditions Actes Sud, 290p., 21,80€