Rares sont les peintres qui ravivent le regard à ce point. Raison de plus pour se précipiter chez Perrotin et découvrir les œuvres de Nick Goss !
Les navigateurs chevronnés, comme les écrivains et les penseurs, le savent bien : les îles, apparues à l’horizon d’un océan ou d’un texte, ont une fâcheuse tendance à se dissiper dans l’impalpable du mirage. Ou, ce qui revient au même, chez ceux qui manient mots et idées, à se muer en allégorie.
Aussi n’est-ce pas le moindre mérite de cette exposition du Britannique Nick Goss (né en 1981) que d’arracher l’île (ou, plus exactement, l’archipel des motifs qui la caractérisent : mer, embarcations, topographie, lieux de divertissement, tel ce karaoké de littoral) aux eaux glacées de la stricte pensée. Nick Goss, alors qu’il travaillait à ces combinaisons de sérigraphie et de peinture que sont ses œuvres, méditait-il ces mots de Robert Walser : « Quand on pense, on se cabre, et c’est toujours si laid, si nuisible aux choses. » ? J’aimerais le croire, et il n’y aurait là rien d’incongru.
Voici un coin de bar-karaoké : chaise et table cézanno-vangoghiennes, lassitude automnale de la couleur, solitude existentielle hopperienne, et ce projecteur qui darde son faisceau vers le hors-champ d’une scène invisible. Faisons de cette petite scène de genre le frontispice moral de l’exposition, prenons-la pour l’illustration d’une résolution d’artiste, valable pour le spectateur : ne pas « la ramener » en peinture, ne pas se pavaner sur le devant de la scène.
Oublier notre grand titre, légitime ou non, à l’orgueil : la pensée. Ne pas appliquer sans cesse notre raison à la découpe ordonnée, réductrice, du visible, mais laisser celui-ci s’épanouir, croître, développer ses complications. Ainsi ces Three Parrots, ou encore cette Blue Island : tout géomètre digne de ce nom préférerait la ciguë ou le seppuku. Cézanne, en revanche, serait enchanté : « Il faut voir les plans… Nettement… Mais les agencer, les fondre. », disait le maître dans son inimitable style de rêveur éveillé.
Quant à hiérarchiser, à penser pour classer… Encore faudrait-il pour cela savoir quoi regarder. Ici, l’intérieur d’un bar, l’écran bleu d’un téléviseur, des vitres, quelque chose comme une composition cubiste au premier plan : l’œil et l’esprit hésitent, ne savent plus où donner de la rétine et de la rêverie. J’exagère, m’égare à plaisir ? Eh bien dites-moi, sur ce Large Boat Landscape, ce à quoi rétine et rêverie doivent s’accrocher : les figures humaines ? Le ferry blanc ? L’étrange douceur heurtée des rubans de bleu de la mer et du ciel ?
Exit la raison raisonnante – et voici qu’entrent, sans que rien ne les gâte les choses. Avec leur fragilité, leur mode d’existence si particulier, si flottant. Voici la ténuité presque immatérielle, comme un mikado bleu, de chaises pliantes. Voici des vélos à qui il suffirait de peu pour avoir la mollesse des montres d’un moustachu fameux. Voici une table au bord de l’indétermination. Voici le monde libéré, enfin, de l’assise solide, durable, mais factice, de la pensée.
Exposition Nick Goss, Isle of Thanet, Perrotin, du 31 août au 21 septembre.